Entre deux confinements, les galeries ont pu profiter d’une éclaircie pour accueillir à travers leurs expositions, de nouveaux publics, venus étanchés leur soif d’art. Aujourd’hui, alors qu’elles sont à nouveau contraintes à fermer leurs portes, nous vous faisons découvrir une exposition, dans l’espoir d’une ouverture prochaine. Du 20 janvier au 13 mars 2021, s’est déroulée l’exposition Après de l’artiste Christian Boltanski, au cœur de la Galerie Marian Goodman, installée rue du Temple, à Paris. Un an après la rétrospective au Centre Pompidou, Christian Boltanski nous délivre une réflexion sur l’actualité du covid-19, dans cette exposition personnelle. Retour sur l’exposition Après qui n’a laissée personne indifférent.
L’œuvre de Christian Boltanski : au cœur d’un traumatisme d’enfance
Issu d’une famille juive, Christian Boltanski est né en 1944. Dès lors, son enfance est marquée par une époque où le climat anxiogène de l’après-guerre. S’il commence par travailler la sculpture et la peinture, il est aujourd’hui essentiellement connu pour ses installations. Le traumatisme de son enfance se retrouve au cœur de ses grandes installations qui racontent une histoire. Cette narration se mêle entre d’anciennes photographies, des objets trouvés ou retrouvés, des bougies et des guirlandes lumineuses. Dans ce jeu de lumière qui établit un lien entre ses œuvres, émerge une dimension religieuse évidente. Ainsi, les objets s’apparentent à des reliques. Les photographies, qui ré-invoquent des souvenirs lointains, évoquent alors ce que l’artiste nomme la « mythologie individuelle ». Dans cette perspective, Christian Boltanski s’attarde à faire dialoguer la mémoire individuelle – parfois autobiographique – avec la mémoire collective au cœur de l’Histoire.
« Nous sommes entourés de disparus qui restent gravés dans notre mémoire et dont la présence me hante ».
Christian Boltanski
L’installation Monument : Les Enfants de Dijon, datée de 1985 est l’une de ses œuvres majeures. Saisissante et émouvante, elle se compose de 153 portraits photographiques éclairés par une ou plusieurs ampoules reliées entre elles par un réseau de fils électriques. Généralement exposée dans la pénombre, l’œuvre nous rappelle alors les icônes byzantines. Dès lors, la lumière métaphorise un cierge. S’adaptant à la typologie des lieux, l’installation monumentale incite le spectateur à créer un lien intime. Dans cette perspective, il aborde dans son travail non seulement la mémoire, mais aussi l’inconscient, l’enfance, l’absence, la présence et la mort.
Après, une exposition comme art totale
Au cœur de la galerie Marian Goodman, l’exposition Après de Christian Boltanski s’articule à travers deux étages. Cette exposition présente un nouvel ensemble de sculptures, de projections vidéos et d’une grande installation vidéo ainsi que de deux autres installations plus anciennes. Dès la première salle, le ton est donné. Christian Boltanski nous emmène au cœur d’une pièce d’un blanc immaculé. Tout est blanc : les murs, le sol, le plafond, les LED, l’installation. À la manière d’un white cube, la couleur blanche nous aveugle. En effet, elle apparaît hostile, inquiétante et aseptique, semblable à un hôpital. Occupant de façon éparse le centre de la salle, l’installation Les Linges présente des chariots recouverts d’une pile de linges, et surplombés par des LED. Dans cette même pièce, Les Esprits (2020), des projections de visages d’enfants sur le mur, semblent dialoguer avec les chariots.
La suite de l’exposition nous amène à descendre au niveau inférieur, passant alors devant une mystérieuse vidéo à peine visible. Nous découvrons alors la saisissante installation Les Disparus, (2020), dans une pièce plongée dans l’obscurité. Cette installation se déploie sur quatre grandes toiles sur lesquelles sont projetées des vidéos. Au fond de la pièce, une lumière attire notre regard. Cette lumière bleue du mot Après (2016) nous conduit à entrer dans un lieu un peu plus apaisé où se trouvent l’installation Les Vitrines (1995).
À travers le fil conducteur de la lumière, l’artiste construit un récit cohérent dans une scénographie parfaitement orchestrée. Émerge alors un dialogue constant entre les œuvres, le visiteur et l’espace dans lequel s’inscrit l’exposition. En ce sens, Après est une exposition conçue comme un art total qui stimule notre perception consciente et inconsciente.
Une exposition pour « Ne pas comprendre, mais ressentir »
Au cœur de Après, Christian Boltanski nous demande de faire corps avec chacune des œuvres présentées dans l’exposition. Toujours hanté par la thématique de la mémoire, il convoque les émotions et les ressentis à travers ces espaces. Ainsi, au rez-de-chaussée, nous nous immisçons entre les masses désordonnées et difformes de tissus blancs de l’installation Les Linges. En ce sens, cette déambulation presque impossible nous fait perdre nos repères de l’espace et du temps. Certains passages sont étroits donnant l’impression de s’introduire illégalement sur cet espace qui semble être abandonné. Créée lors du premier confinement, l’œuvre dialogue entre les différentes strates temporelles, du passé et du présent qui deviennent contemporains. Ce flottement temporel suscite un sentiment « que quelque chose a eu lieu ». Ainsi, l’œuvre nous fait aventurer vers un au-delà, remuant lentement à l’instar de la madeleine de Proust, des souvenirs, une atmosphère ou une expérience passée.
Dans cette perspective, à contre-courant avec certains artistes contemporains, l’artiste cherche, non pas à nous faire comprendre un concept, mais à nous faire ressentir le temps qui passe. Et le temps passe en invoquant des situations familières du quotidien.
Une exposition à la frontière entre la vie et la mort
Dans cet art total, la vie se confronte inlassablement à la mort. Les Linges, semblables à des lits d’hôpitaux dans lesquels les âmes ont disparu, sont à la fois inquiétants et assommants. Ces lits sont surplombés par des LED, qui, telles des lignes fragiles, métaphorisent les lignes d’un moniteur de signes vitaux.
Par flashs, nous apercevons sur les murs des visages d’enfants souriants devenus des spectres du passé. D’abord fantomatiques, ces visages se dessinent de plus en plus distinctement. Les Esprits nous montrent des images fugaces où un drame imminent semble perturber ce bonheur éphémère. Citons les propos de l’artiste : « Il s’agit des fantômes qui nous sont liés, de ceux dont nous nous souvenons et qui apparaissent ainsi sur les murs. Depuis que j’ai utilisé ces images plusieurs fois auparavant, ces fantômes ressemblent plus aux miens, et en bas, ils ressemblent aux fantômes de tout le monde. »
Au cœur de cette exposition Après, la frontière entre la vie et la mort devient alors floue. Et cette tangibilité se retrouve au cœur de notre actualité. En effet, l’artiste explique qu’avec la pandémie, la mort sort de l’ombre. Dès lors, la mort désacralisée devient banale, quotidien, à travers nos échanges et nos images.
Œuvre après œuvre, la tourmente de la mémoire
La thématique de la mort apparaît chez Christian Boltanski toujours au prisme de la mémoire, furtivement, comme en témoigne l’installation vidéo au sous-sol. Tel un carrousel, l’installation projette des images champêtres de sous-bois et de daims, de forêts enneigées, d’un ciel d’oiseaux et de nuages flamboyants, ou encore des images féeriques de couchers de soleils sur l’océan. Ces visions douces et poétiques contrastent avec ces images menaçantes du réel de la mémoire. Pulsatives et subliminales, elles représentent des visages de familles décimées par la déportation. Dès lors, la beauté du monde ne parvient pas à enfouir le passé douloureux, à effacer cette mémoire traumatique, qui ne trouvera jamais la paix.
En ce sens, Christian Boltanski décrit cette installation comme des « vidéos clichées d’une vision fabriquée du bonheur [qui] recèlent [d’]images subliminales des horreurs qui ont eu lieu au cours du siècle où je suis né et qui se sont déroulés en parallèle d’une partie de ma vie […]. Elles demeurent présentes dans le subconscient de la plupart d’entre nous ». C’est donc au cœur d’un silence ambigu propice à la contemplation que l’horreur de l’Histoire continue de nous hanter.
Et, Après, que reste-t-il ?
Une fois passés Les Disparus, nous nous confrontons à l’Après. Cette installation lumineuse fait alors écho à la rétrospective Faire son Temps dans laquelle était ponctuée de part et d’autre du parcours, deux installations : Départ et Arrivée. Au cœur de l’intériorité de Christian Boltanski, se joue ainsi l’idée d’un cheminement narratif à la fois universel et personnel, un cheminement qui n’échappe pas à l’exposition Après. Après tensions et chaos, une légère accalmie semble alors émerger au cœur de cette lumière colorée qui inonde la pièce. Telle une dernière demeure, cette installation en ultra-violet ne représente donc pas une image ou une pensée, mais juste un état de lumière. Le bleu. Paradoxalement, cette promesse de jours meilleurs revêt l’apparence d’une condamnation. Chez l’artiste, le passé sera toujours inscrit dans le présent et le futur. Alors l’œuvre pose en silence la question suivante : que reste-t-il après ?
Dans cette perspective, la réponse apparaît donc dans la dernière installation intitulée Les Vitrines. Baignée d’une lumière jaune, presque solaire, le miroir, qui fait face aux trois cercueils, nous renvoie à notre propre reflet. L’œuvre s’adresse donc à nous, nous obligeant à faire un travail d’introspection. Devenant des témoins, nous portons tous, en nous, le souvenir des morts. Face à notre reflet, la réponse est évidente. Passage après passage, il ne restera à la fin que nous. Tel est le message de Christian Boltanski. « Quelqu’un m’a expliqué une fois que dans les sanctuaires shintoïstes, il y a une série de passages d’une pièce à une autre. Et dans la dernière pièce il y a un miroir, ce qui signifie qu’à la fin, que voyons-nous ? Nous ne voyons que nous-mêmes. »
Une mise en récit de l’Après
Pour conclure, l’exposition Après de Christian Boltanski invite le visiteur dans une immersion totale pour faire corps avec les tourmentes de notre Histoire. Au cœur d’un contexte pandémique, l’exposition met en lumière des frontières poreuses, entre la beauté et l’angoisse, le conscient et l’inconscient, la vie et la mort. Portée par la lumière, l’exposition écrit une narration mêlant les temporalités du passé, du présent et du futur. Par des effets visuels constants, les images, les mots, les œuvres prennent donc vie pour nous faire ressentir, au fil de notre passage, ce que nous ne pouvons pas toujours comprendre. Ressentir notre existence.