Pré-publié dès 1989 dans le Young Animal voilà plus de vingt ans que Berserk marque l’histoire du manga d’un sillon de feu. La précision du dessin, l’intrigue sombre et complexe ainsi que le charisme et l’originalité des personnages qui en parcourent l’univers concourent à son succès. Mais il y a davantage : une humanité foisonnante s’anime dans les dessins de Kentarô Miura. Une humanité diverse, multiple, profuse, tour à tour oscillant entre la grandeur et la faiblesse, la laideur et la beauté. L’abondance des thèmes ainsi que la variété des situations en font une œuvre autonome qui fascine. A la suite de la parution du 38ème tome, une rétrospective s’impose.
「 Berserk 」
Auteur : Kentaro Miura
Type : Seinen
Genres : Aventure – Fantastique – Horreur
Éditeur français : Glénat
Éditeur japonais : Hakusensha
Nombre de volumes : 38
Date de parution japonaise : 01/12/1990
Date de parution française : 06/11/2006
Prix public : 6.90 €
Synopsis
Berserk développe un univers fascinant aux multiples influences qui tire de l’histoire médiévale une intrigue sombre et complexe aux accents fantastiques. On y suit le destin de Guts, un mercenaire émérite, au sein d’un terre dévastée et impitoyable, de sa jeunesse au sein de la troupe du Faucon jusqu’à l’avènement de Falconia. Au prise avec un monde cruel et sans pitié, poursuivi par une malédiction divine et en quête de rédemption, Guts poursuit inlassablement son chemin de carnage et de guerre.
Critique générale introductive de l’œuvre
Le berserker, figure du démon guerrier
Le berserker incarne traditionnellement la figure du démon guerrier : il est ce combattant qui tranche, broie, tue, écartèle, exécute, extermine, immole, éventre, massacre. La folie sanguinaire est son image tutélaire. On l’imagine colossal et cruel, on se le représente terrible et sans pitié. Entre le dieu et l’esprit du mal, il y a ce guerrier possédé par l’exaltation du combat. Le carnage est son attribut, la guerre est sa muse; il a des yeux féroces, des bras noueux, des jambes véloces. Son odeur transpire la mort comme il respire la frénésie . Il y a, caché dans la poitrine de ce guerrier fantastique, un fanatisme zélé du carnage. Toute l’intrigue de 「 Berserk 」 est centrée autour de ce thème du combattant prodigieux aux inquiétants exploits.
Mais avant tout, 「 Berserk 」 est une formidable épopée. Une épopée maudite. C’est une chanson de geste illustré, un long poème qui s’anime. Dès les premiers tomes se fait sentir l’odeur âcre du tragique, le doucereux venin de la fatalité. Rarement le manga a été aussi sombre, aussi complexe, aussi tragique. Les rivières semblent plaintives, les plaines sont grises et embaumées de brume, les villes sont gouvernées par des entités démoniaques. Point de complaisance dans l’univers de Kentaro Miura. Le meurtre s’y accompli avec une brutalité sourde et au beau milieu des clameurs; l’homme y est un loup pour l’homme. La terre du Midland est un vaste champ de ruine où il faut vaincre ou mourir. L’espoir même est à peine permis : aussitôt esquisse-t-il une pâle apparition qu’il croule sous des montagnes de cadavres, broyé par l’implacable cruauté des Gods Hands. Il n’y a nulle place pour la pitié et la compassion dans 「 Berserk 」. Tout ce qu’il y a, ce sont des énergies farouches qui luttent jusqu’à la mort, des spectres hagards ou des guerriers cruels qui tailladent l’espace et le temps de leurs armes ensanglantées. La lutte pour la vie est constante – et quelle lutte! -, une bataille âpre pour continuer de respirer un peu plus longtemps. Et comme toutes les épopées, 「 Berserk 」 a son héros : Guts.
Un héroïsme équivoque
Mais il y a des héroïsmes ambigus. Celui-là porte le sceau de la damnation sur sa nuque. Sa puissance physique n’a d’égale que la brutalité chirurgicale qu’il déploie, aguerrie par des années de bataille. Guts tient plus de la bête que du héros. Ses exploits sont noyés dans le sang et son âme est remplie de tourments. S’il peut défier jusqu’aux dieux, c’est au prix d’un dangereux compromis avec son humanité. Guts ne transcende pas sa condition jusqu’à franchir les portes de la divinité. Ses prouesses n’ont pas le moindre éclat, ou presque. Elles correspondent au contraire à une tentative désespérée, un combat constant et impitoyable contre la fatalité. Sa vie entière est une bravade envers les cieux, qui s’illustre par un refus, une volonté inébranlable de ne jamais céder. En contrepoint du héros, Guts n’accomplit des faits d’armes que pour danser davantage avec le fil du destin, parce que chaque haut fait est un ‘non!’ puissamment jeté à la face du ciel et des dieux. Et c’est précisément dans cette attitude qu’il s’accomplit en tant que personnage principal. Cette tension entre sa mortalité et la fragilité de son existence, ainsi que l’extraordinaire énergie qu’il déploie afin de la conserver en font l’incarnation d’une humanité faillible et misérable mais parfois sublime. Balançant entre deux abîmes, Guts incarne l’ambiguïté de la condition humaine dans ses aspects les plus extrêmes. De la bestialité la plus violente nait parfois quelques miracles éphémères mais dont la fugitivité permet toute la noblesse.
Aux antipodes figure Griffith. Personnage christique, il est cet esprit brillant mais solitaire qui ne vit que pour la grandeur. Griffith est l’image même du héros. Seules les hautes cimes l’attirent, les grands pics solitaires où la roche transperce l’atmosphère comme une lame, les déserts sans fin qui ne demandent qu’à être foulés de bout en bout sans discontinuer et où se perdent les sentiments les plus élevés. Point de compromis; Seul compte l’idéal qu’incarne ‘Le faucon’. Sous ce front angélique il y a l’inextinguible désir d’une utopie dont rien ne saurait entraver l’avènement -pas même ses plus proches compagnons-. Toute sa volonté est tendue vers cet ultime objectif : transcender le monde si imparfait des humains. Si Guts incarne l’humanité, Griffith illustre le surhomme. Il est celui qui a dépassé sa condition, qui s’est élevé vers la divinité… Et quelle divinité ! Cruelle et effrayante. Sa volonté ne souffre pas la compromission; les arrangements sont des faiblesses auxquelles il ne faut répondre que par le mépris et la puissance. Mais Guts et Griffith se rejoignent parce qu’ils incarnent deux réponses à une même problématique essentielle: celle, écrasante, de la brutalité et de l’injustice du monde. Le problème est évidemment politique mais bien plus encore, il est métaphysique. C’est la notion de justice et d’utopie qui affleure nettement dans la trame complexe de l’intrigue de 「 Berserk 」. Au pragmatisme de Guts s’oppose l’idéalisme forcené de Griffith.
Une épopée fantastique
Mais on aurait tort de ne voir en 「 Berserk 」 qu’une sombre épopée entremêlant et opposant tout à la fois les destins de deux guerriers exceptionnels. La diégèse du manga est bien plus étendue : le fantastique se mêle au légendaire, la fable au conte. Le monstrueux côtoie le merveilleux et s’en accommode. 「 Berserk 」 est profondément surnaturaliste et c’est ce qui permet la puissance et le renouvellement de l’œuvre. Les armes y sont gigantesques, les châteaux inexpugnables, les batailles cyclopéennes, les religions zélées jusqu’au fanatisme. Tout est plus grand, plus vaste, plus énorme. Les passions humaines ont une ampleur qui confine à l’hybris et qui s’expriment au moyen d’une férocité crue. Les souverains sont corrompus, les soldats braillards, veules, lâches et féroces, les femmes ont des destins asservis lorsqu’elles ne sont pas des saintes outragées, la populace est miséreuse et inhumaine. On a décrit 「 Berserk 」 comme une œuvre de ‘Dark fantasy’, mais le terme est éculé : il y a tous les genres dans 「 Berserk 」. Les 38 tomes les condensent dans une histoire où foisonnent toutes les influences qui se mêlent, s’entremêlent et fusionnent. Une œuvre hybride, voilà 「 Berserk 」. La profusion des thèmes qui en tissent la trame en rendent la définition ardue, peut-être impossible. Demeure néanmoins ce fil rouge qui relie Guts à Griffith et dont l’histoire indélébile imprime profondément sa trace au fond des imaginations.
En bref…
Il y a des œuvres qui marquent profondément le fil du temps. Ces sortes d’œuvres-là sont difficiles à appréhender, plus ardues encore à définir. Elles déclenchent les passions, les polémiques, les injures ou les plus hauts éloges ; on suit leur intrigue en haletant, on admire leurs héros pour leur noblesse, on en déteste les traitres pour leur mauvaise âme. Sait-on pourquoi on les aime ? Jamais tout à fait. Il y’a des goûts qui ne s’expliquent pas. Est-il nécessaire d’ailleurs d’en avoir connaissance ? Cela reste à déterminer. Quoiqu’il en soit, 「 Berserk 」 est de ces œuvres. Façonné par de multiples influences, le manga narre une épopée fantastique au sein d’un monde troublé par la guerre et par la corruption. Le récit y oppose les destins de Guts et de Griffith dont la trame se mêle et s’affronte, illustrant des positions philosophiques antagonistes. C’est que 「 Berserk 」 n’est pas un simple récit : l’hybridité constitutive de l’œuvre en produit la richesse et en permet le renouvellement. Au récit épique se joint une réflexion politique, une satire religieuse, une fable fantastique ; outre la précision obsessionnelle du dessin et le suspens haletant de l’intrigue, le foisonnement des problématiques ainsi que la prolixité des thèmes forment la pierre angulaire du succès de 「 Berserk 」.
Rendez-vous prochainement pour la critique du tome 38 récemment publié aux éditions Glénat.