Nude Model, par Tsubasa Yamaguchi : de la période bleue au rouge et noir

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Nude Model est un recueil d’histoires courtes, écrites par la talentueuse Tsubasa Yamaguchi. Disponible chez Pika, tout comme ses autres œuvres (Blue Period et Elle et son chat), la mangaka nous propose ici un virage narratif à 180°. Âmes sensibles, préférez passer votre chemin, car Tsubasa Yamaguchi a décidé de nous plonger sans états d’âme dans ce que l’humain a de plus cru, de cruel, et de beau.

L’histoire

Ce volume unique se divise en trois histoires distinctes :

Nude Model : une jeune fille passionnée de dessin et marginalisée par sa classe va croiser la route d’un garçon qui doit réussir à coucher avec elle suite à un pari perdu.

Une fille : un lycéen fait semblant d’être une fille par soif de reconnaissance et se retrouve mêlé à une sale affaire.

Kamiya : un bar où les hôtes sont soi-disant des vampires ouvre ses portes à une jeune médecin qui manque de confiance en elle.

Nude Model : choc au blanc

Inutile de le nier. Avec Nude Model, Tsubasa Yamaguchi n’offre pas une simple expérience de lecture. Elle délivre un véritable uppercut littéraire, attrape son lecteur par les joues pour le regarder au fond des yeux, et lui faire voir de quoi l’humanité est capable lorsqu’elle est poussée dans ses retranchements.

Très loin du tonique et flamboyant Blue Period, à des années-lumière du doux et mélancolique Elle et son chat, Nude Model est une œuvre ancrée dans une réalité que l’on aimerait ignorer, mais qui est du genre à nous sauter à la gorge dès que l’on détourne un peu le regard.

Si les histoires sont assez variées, nous y reviendrons plus bas, une même atmosphère semble se diffuser à travers les pages. Une ambiance sombre, presque désespérée. Rêche, comme la couverture, qui rappelle au toucher une véritable toile, barrée du titre exécuté à la manière d’une calligraphie furieuse. Des couleurs primaires, blanc, noir, rouge, qui accrochent tout de suite le regard, et qui ne laissent apparaître le modèle, une figure androgyne, nue, nous tournant le dos, que quelques secondes plus tard. Le temps de reprendre son souffle, avant de plonger au cœur de ces récits qui pourraient, au final, n’en faire qu’un.

Un autre détail frappe : la mise en scène. La manière dont les cases sont agencées, avec une alternance de gros plans qui coupent les corps, des pleines pages qui happent le regard, des jeux d’ombres et de lumière (surtout dans la dernière nouvelle, Kamiya) : Nude Model révèle une maîtrise incontestée de son auteure sur son œuvre… et sur l’impact qu’elle veut en tirer.

Nude Model : la mise à nu de la condition humaine

Dans ses deux premiers récits, Nude Model et Une fille, Tsubasa Yamaguchi met en scène des adolescents sur le fil, se cherchant une identité dans le regard que les autres posent sur eux, en quête d’une identité prenant appui sur l’altérité.

Pour le premier, le spectre du harcèlement scolaire plane sur les protagonistes, bien que Niko paraisse de prime abord bien intégré dans sa bande d’amis composée de fortes têtes. Après avoir perdu un pari, il va devoir approcher Natsume pour coucher avec elle. La jeune fille, plutôt opaque au départ, apparaît bien plus sensible mais aussi retorse que les adversaires que constituent ceux qui la mettent au ban de la classe pour sa différence.

Un jeu évoluant entre séduction et manipulation va débuter entre Niko et elle : lui tentant de la séduire, elle se servant de lui comme modèle pour ses toiles de nu. La passion de Natsume pour la peinture peut apparaître comme un clin d’œil au titre-phare de la mangaka, Blue Period, mais on retrouve aussi les mêmes aspects de solitude et de questionnement qui émergent parfois chez le personnage de Yatora.

images Nude Model, par Tsubasa Yamaguchi : de la période bleue au rouge et noir
La peinture, pont entre les deux œuvres de Yamaguchi.© by YAMAGUCHI Tsubasa / Kôdansha

Mais il s’agit bien là du seul point commun que l’on peut trouver entre ces deux œuvres. Car, là où Blue Period laisse tranquillement à ses protagonistes le temps de grandir, tout en remontant l’histoire de l’art, Nude Model et Une fille projettent brutalement les siens dans la violence de l’âge adulte.

Niko et Natsume vont se servir de cette relation forcée pour se découvrir l’un l’autre, tout autant que leurs propres sentiments. Il ne s’agit pas d’amour, mais plutôt d’amour-propre, et d’un jeu de regard où l’alternance entre l’état d’objet et de sujet se fait en permanence. La dernière case nous laisse apercevoir une suite peut-être heureuse, un léger soulagement avant de plonger dans la noirceur du court mais intense Une fille.

Une fille : péchés capiteux

Yada est un lycéen dans la fleur de l’âge. Il joue les idiots avec ses amis, fantasme sur la sexualité et regarde les filles avec un mélange d’envie et de répulsion. Mais en réalité, il n’est pas vraiment un garçon ordinaire… puisque pour combler ses propres désirs, inassouvis par les habituels magazines et films pornographiques, il enregistre des bandes-sons ultra-érotiques. En jouant lui-même le rôle féminin.

Mais un jour, alors que ses amis sont venus chez lui, l’un d’eux tombe sur ces fameux enregistrements ! A partir de ce moment, Yada devient leur « fournisseur » en bandes-sons, en mentant sur leur provenance. Dans le même temps, des rumeurs circulent sur une de ses camarades de classe, Asahina : elle profiterait de son physique avantageux pour coucher avec certains profs… ce qui lui vaut d’être ostracisée par sa classe.

Deux parcours se croisent, dans le récit court qu’est Une fille. Une histoire à ne pas mettre entre toutes les mains, puisque Tsubasa Yamaguchi nous fait rapidement basculer dans la violence : verbale mais aussi physique et sexuelle. Yada et Asahina apparaissent comme les deux faces d’un miroir, l’un semblant haïr l’autre pour une raison opaque. Peut-être Yada jalouse-t-il le « pouvoir » d’attraction que peut renvoyer le corps féminin, lui qui, au final, semble assez seul. La reconnaissance que lui amène ses enregistrements au succès immédiat renforce sa confiance, lui donne un sentiment de « devoir accompli ». Pourtant, il semble être toujours à la recherche de quelque chose à combler.

Asahina, quant à elle, fait de rares apparitions, mais les cases s’appliquent alors à intégrer son corps comme un objet, comme si le support du manga devenait l’objectif d’une caméra dont l’œil froid viendrait scanner ses courbes. A ce moment-là, l’expérience de lecture prend une tournure un peu étouffante. Au sens où l’on est directement plongé dans une sorte de compétition morbide pour Yada, qui s’imagine avoir le pouvoir de faire jouir plus intensément l’un de ses camarades, qui a découvert son secret, que la propre petite amie de celui-ci. Mais aussi parce que l’on ressent toute la détresse d’Asahina, qui ne devient réellement sujet de sa propre histoire qu’à la toute fin du récit.

Une fille est donc une nouvelle particulièrement graphique, dans les deux sens du terme : par sa mise en scène, son jeu de regards, et aussi par la violence qui la sous-tend dès le départ et qui explose à la fin. C’est aussi une réflexion intense sur les rapports entre les hommes et les femmes, la sexualité et l’intrication entre désir et mort. Une belle transition pour la dernière, et la plus longue, des trois nouvelles : Kamiya.

Kamiya : quand la Belle au bois dormant se pique… et s’éveille

Découpée en deux parties, Kamiya décrit l’histoire d’une jeune médecin brillante, fraîchement débarquée dans un petit cabinet, en plein cœur d’un quartier malfamé. Il arrive donc régulièrement qu’elle soit appelée sur des scènes de crime. Malheureusement, Sachi souffre d’une phobie particulièrement handicapante pour le métier qu’elle exerce : elle est hématophobe ! Surmontant tant bien que mal son malaise, subissant la pression de sa mère, elle-même médecin, qui la dévalue via des SMS humiliants, Sachi tente de faire au mieux. Jusqu’au jour où sa collègue lui parle d’un bar, le Kamiya, où les hôtes seraient en réalité des vampires. Naît alors chez Sachi une attirance irrésistible, face au mystérieux et magnétique host Yohan…

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Yohan, un vampire magnétique. © by YAMAGUCHI Tsubasa / Kôdansha

Si les changements internes des duos Niko-Natsume et Yada-Asahina étaient amenés dans une inter-relation qui prenait son temps pour s’installer, ceux qui sont à l’œuvre chez Sachi apparaissent comme totalement radicaux. Yohan, dont la nature d’hématophage est rapidement dévoilée mais reste malgré tout nimbée de mystère, ne montre quasiment rien de lui. Sachi, au contraire, semble aspirée dans une spirale dont le rythme s’accélère à mesure qu’elle fréquente de plus en plus assidûment le Kamiya.

La vulnérabilité qu’elle révèle et les sacrifices (littéralement) qu’elle est prête à faire pour s’assurer l’amour de Yohan sont à la fois touchants et tristes, car ils démontrent la béance d’amour-propre de la jeune femme. On observe Sachi descendre aux enfers nimbée d’une lumière d’espoir. Le retournement de situation à la toute fin nous serre le cœur tout autant qu’il nous apparaît comme étrangement légitime, comme une conséquence logique du parcours de la jeune médecin.

Une fois la dernière page tournée, Nude Model se révèle une expérience de lecture déstabilisante, par son ton radicalement opposé aux autres œuvres de Tsubasa Yamaguchi, mais aussi par ses personnages et leur parcours. Le lecteur oscille constamment entre compassion, répulsion et fascination, et entre ainsi comme en osmose avec les protagonistes dont il suit l’évolution.

Nude Model représente un condensé de l’immense talent de son auteure, mais pourrait rester une œuvre de niche par sa dureté. A ne pas mettre entre toutes les mains, donc, mais pourtant inévitable, un compromis réussi entre young seinen et gekiga.

Et si vous souhaitez souffler après cette lecture corsée, nous vous proposons la suite du toujours plus brillant Shangri-la Frontier, avec la critique du neuvième tome !