Sentinelle Sud de Mathieu Gerault : gueules cassées

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© UFO Distribution

Dans ce premier long-métrage, Mathieu Gerault interroge le stress lié à la guerre à travers un polar sur la fraternité et l’enfance. Porté par de remarquables comédiens et une belle ambition, Sentinelle Sud dispose de bases solides. Mais n’arrivant pas à structurer son récit, en se perdant en sous-intrigues absconses, ce drame n’a que trop rarement l’impact attendu.

Un polar psychologique efficace, à défaut d’élever le genre

Sentinelle Sud démarre par un extrait de Citadelle d’Antoine de Saint-Exupéry. Dans ce roman posthume inachevé, l’auteur du Petit Prince narre le récit d’un seigneur berbère, devenu roi grâce aux leçons de son père. De cette trame, Saint-Exupéry développe une réflexion humaniste sur l’écrivain et ses croyances, dans une œuvre qui renvoie à l’enfance. Un cadre qui sera le socle du premier long-métrage de Mathieu Gerault.

Après une opération militaire en Afghanistan qui a décimé son unité, Christian Lafayette revient en France et tente de retrouver la vie civile. Mais cette tentative de rédemption est perturbée par un trafic d’opium auquel il prend part avec ses deux frères d’armes, Mounir et Henri. Ces vétérans, cassés physiquement et mentalement, se rendent compte que le conflit auquel ils ont pris part est plus nébuleux qu’ils ne le croyaient.

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Spécialité américaine, le film de vétérans s’est largement développé après la Seconde Guerre mondiale, avant d’acquérir ses titres de noblesse dans les années 70. Au cœur du Nouvel Hollywood, des cinéastes comme Brian De Palma (Hi, Mom !) ou Martin Scorsese (Taxi Driver) explorent les conséquences du Vietnam, conflit aussi inutile que traumatique pour le pays, accusant l’une de ses plus grandes défaites militaires de son histoire. De Voyage au bout de l’enfer à Rambo, nombreuses sont les œuvres à avoir élevé ce sous-genre, jonction parfaite entre le drame socio-humaniste et le film de guerre.

En France, la défaite contre les Nazis, puis l’Indochine et l’Algérie sont les principales sources d’inspiration pour traiter des gueules cassées. Du Crabe-Tambour (avec feu Jacques Perrin) en 1977 à Des Hommes en 2021, le sujet n’a de cesse de revenir en salles obscures. Prenant la guerre d’Afghanistan comme source d’inspiration ancrée, Sentinelle Sud s’insère pleinement dans cette thématique.

Ambitions démesurées

Mathieu Gerault porte son regard sur deux vétérans. Deux soldats symbolisant les deux versants d’une même blessure : le corps déchiré (Sofian Khammes, toujours brillant) et l’âme en peine (Niels Schneider). Une dualité qui se complète autant qu’elle se traverse, les meurtrissures de ces hommes n’étant jamais liées qu’à leur condition de soldats revenus du front.

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Sentinelle Sud souffre un peu du syndrome « deux films en un ». Ne se fixant pas sur l’événement « traumatique lié à la guerre » (qui n’est jamais montré, même pas en flash-back, à l’exception d’un terrifiant enregistrement radio), le film prend son temps pour développer une intrigue de polar. Alors que l’unité devait ramener de l’opium pour le compte d’un trafiquant, Henri, devenu mutique, a gardé la drogue pour son compte. Pour rembourser le mafieux, Christian et Mounir décident de braquer une banque avec leur expérience militaire. S’en suit l’engrenage infernal somme toute « classique » de tout thriller français.

Au lieu de s’investir pleinement dans cette charge frontale contre les institutions militaires françaises, Mathieu Gerault préfère mêler les genres. Cette démarche intéressante n’aboutit cependant jamais : les sous-intrigues, qui manquent de densité, parasitent la structure du récit principale, centrée sur la reconstruction de Lafayette. Au gré des péripéties, le sentiment que le néo-cinéaste lutte pour maintenir à flot toutes les tessitures scénaristiques est de plus en plus fort. Pour son premier long-métrage, il fait le choix malheureux d’un trop gros film.

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Trop riche ou peut-être trop ambitieux, le scénario accumule alors les poncifs et les personnages-fonctions pour garder une cohérence. Force est de constater qu’ils manquent des scènes pour lier cet ensemble qui, de facto, manque trop d’impact pour convaincre. Il apparaît ainsi dommage de ne pas avoir focalisé le long-métrage sur sa charge institutionnelle, manquant de finesse et tombant dans le mauvais déclaratif, au lieu de susciter des interrogations légitimes : peut-on toujours être un homme derrière l’uniforme ? Comment défendre une Nation quand l’armée garde une emprise malsaine sur ses soldats ?

Derrière les maladresses, la force des symboles

Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé. Car Sentinelle Sud a pour lui de solides intentions pour traiter son passionnant sujet. La description sociale de ces soldats blessés, entre manque d’accompagnement et injustices humaines, se montre précise et souvent juste. Le tout est renforcé par une somme de détails : l’appartement à la décoration de fortune du premier vétéran ou l’hôtel désaffecté recréant le paysage d’un champ de bataille. Mathieu Gerault s’est montré le plus sérieux possible dans la description des troubles. D’une démarche boiteuse ou d’un regard fataliste, on se prend d’affection pour l’épreuve que traversent ces hommes.

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Un attachement qui se construit également par le regard tendre porté par le cinéaste sur ses personnages. Inspiré par le cinéma de Sidney Lumet (on pense ainsi à La Colline des hommes perdus ou Un après-midi de chien), Mathieu Gerault décrit de véritables antihéros, perdus dans un cadre social qui les dépasse. Pour en revenir à Saint-Exupéry, dont l’œuvre semble fasciner le réalisateur à coup de multiples citations, c’est le cadre de l’enfance qui parachève la construction des protagonistes.

Dans le film, Christian, le personnage de Niels Schneider, est un fils de paysan placé chez la mère de Mounir, celui de Sofian Khammes. Il y apprend l’arabe, la vie de quartier, mais aussi la fraternité. C’est peut-être cet élément qui est la plus grande réussite du film. C’est un duo vrai, entier, dont la trajectoire différente sonne plus tragique que fataliste. Dans son final, Sentinelle Sud émeut alors par ses choix forts autour du sens de l’expression « frères d’armes ». Ce qui confère au long-métrage une belle force symbolique, celle qu’il n’effleure qu’à de trop rares instants.

Film noir, intelligent et juste, Sentinelle Sud ne manque pas de qualité pour séduire, entre ses personnages intrigants, sa description précise du spectre traumatique militaire et la superbe performance de ses comédiens. Mais Mathieu Gerault surcharge son film, qui perd alors en puissance et en force spirituelle. De quoi décevoir les nombreuses attentes que l’on réservait au film, qui satisfera tout de même les amateurs du genre. D’ici-là, s’il parvient à canaliser ses ambitions, le néo-cinéaste peut aspirer à de belles promesses cinématographiques.