La Troisième Guerre de Giovanni Aloi : paranoïa militaire

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© Capricci Films

En plein procès des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, le néoréalisateur transalpin signe une œuvre réaliste et documentée sur des militaires affectés à l’opération Sentinelle. Mais à trop marquer l’attente, le long-métrage pêche par excès de confiance et apparaît inabouti. Seulement les prémices d’une grande œuvre.

Un point de vue réaliste et trop peu vu

Six ans après les attentats du 13 novembre 2015, Paris a pansé ses plaies, mais le traumatisme est encore ancré dans la chair et les esprits. La douleur a ensuite fait place à la riposte et à la surveillance, sur le territoire en premier lieu. La prétendue guerre contre un ennemi tentaculaire était déclarée et nous nous habituâmes peu à peu à la présence de nos forces armées. Du jour au lendemain, les Famas jonchaient les rues françaises, solidement rattachés aux soldats qui en avaient la « maîtrise ».

2 La Troisième Guerre de Giovanni Aloi : paranoïa militaire

Et si ces militaires, voués à l’origine aux véritables zones de conflit de par le monde, se voyaient dépossédés de leur âme guerrière en restant immobiles ? C’est cette question qui taraude l’esprit de Giovanni Aloi au lendemain des attaques. L’Italien, tout juste réalisateur après son court-métrage E.T.E.R.N.I.T. en 2015, était présent lorsque Paris s’est muré dans le silence, le temps d’honorer la mémoire des défunts. Six ans plus tard et bien aidé par le calendrier judiciaire (nous sommes en plein procès des attentats), il dévoile sa vision d’un conflit paradoxal, entre paranoïa absolu et immobilisme : La Troisième Guerre. Le cinéaste pose son regard sur un trio de militaire : Corvard, la recrue (Anthony Bajon), Bentoumi, le beau parleur (Karim Leklou) et Yasmine (Leïla Bekhti), sous-officier en quête de reconnaissance. Le premier écope pour première affectation l’opération Sentinelle et va découvrir le stress et la pression constante d’une mission sans but.

Stupeur et tâtonnement

Avec un pareil postulat de départ, difficile de ne pas rentrer dans la salle l’esprit intéressé. D’autant que pour un premier long-métrage, le sujet est lourd, complexe et exige une retenue permanente. Presque étonnement, c’est sur ce versant que Giovanni Aloi brille. Sa mise en scène traduit brillamment la posture attentiste de ces soldats en quête d’un devoir. Et de surcroit, leur intégration dans une société nouvelle, celle gangrénée par la peur du rien. Les scènes au contact de la population surnagent dans un long-métrage assez passionnant et resserré (moins de 90 minutes). Aucune glorification ni dédain pour le précaire rôle de ses jeunes militaires esseulés dans un environnement pour lequel ils ne semblent jamais être à l’aise.

Comme si la ville sécuritaire semblait plus dangereuse que le champ de bataille du bout du monde. La caméra adopte une contre-plongée trompeuse : ici, les figures humanoïdes sont totalement apeurées par l’architecture de la ville, par sa grandeur et par le bruit permanent (excellent travail sur le son dans les moments de tension). De drame social, le métrage se mue en thriller vénéneux, paranoïaque, pour un final sous forme de film d’horreur, où la chute des protagonistes semble inévitable dans une situation sociale incontrôlable.

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© Capricci Films

Difficile de ressortir de marbre de La Troisième Guerre tant il touche à l’affect le plus primaire : est-ce que je me sens vraiment en sécurité dans ce pays sans conflit ? Sage, Giovanni Aloi préfère ne donner aucune réponse, mais suppute quelques hypothèses, notamment sur l’intérêt forcément limité des patrouilles constantes dans les rues de Paris. L’apport de Dominique Baumard au script, auteur sur le Bureau des Légendes (et co-auteur et réalisateur des Méchants de Mouloud Achour, mais on choisira de sauter cette ligne), se fait largement ressentir dans cette idée de menace fantôme et d’un traitement de l’action volontairement anti-spectaculaire.

Un grand long-métrage inabouti

Et pourtant, impossible de parler de grande œuvre. Car tout talentueux qu’il est, surtout à la réalisation, Giovanni Aloi tire sur une corde bien trop fine pour l’ambition du projet. Il manque a minima une vingtaine de minutes au long-métrage pour apparaître pleinement convainquant. Déjà pour mieux caractériser ses personnages, en particulier celui de Leila Bekhti, prisonnière de sa case : celle d’une femme soldat qui veut tout faire pour être respectée. Son traitement se fait par bribes de saynètes où l’on apprend que son conjoint aimerait qu’elle se retire pour une grossesse plus tranquille, loin du stress, quand elle vise les grades supérieurs. Avec des personnages complexes mais durs à cerner, il devient délicat de s’attacher pleinement à eux, où de ressentir un sentiment d’inquiétude, malgré l’atmosphère de tension qui surplombe le film. Mais c’est aussi dans son univers qu’on aurait aimé plus de biscuit : pourquoi l’institution envoie ses hommes pour ses missions si inutiles ? L’armée a-t-elle un problème de structure ? Que pense-t-elle de ces affectations contraintes ?

Autant de questionnements qui nous interpellent au fur et à mesure de certaines situations brillantes (notamment celle où Corvard se met à être obsédé par la compagne d’un dealer qu’il a arrêté par erreur, au point de l’appeler et de lui laisser des messages). Nous ne sommes pas déçus de ne pas y trouver de réponses, mais plutôt de n’observer que les contours d’un vrai traitement. Ce qui contraint cette œuvre à rester inachevée.

Mais ceci ne saurait obscurcir un tableau globalement positif à l’égard du cinéaste et des auteurs qui ont construit ce projet. Renvoyant à d’autres œuvres comme Le Désert des Tartares, Full Metal Jacket ou même Les Fragments d’Antonin pour rester dans la catégorie cinéma français, La Troisième Guerre est la prémisse d’une grande œuvre, qui aurait peut-être mérité la patte d’un cinéaste confirmé (Audiard, Kassovitz, ou pourquoi pas feu Bertrand Tavernier, comme un miroir fictionnel de son documentaire La Guerre sans Nom ?). Mais elle célèbre un point de vue trop rarement décrit, celui de la guerre d’attente et de la déconstruction du rôle militaire comme faux agent de maintien de la paix. Et de confirmer que Giovanni Aloi mérite notre attention pour les années à venir.