Il nous arrive, plus souvent que l’on ne le souhaiterait, que l’attente d’un film, et l’excitation que cela comporte, débouche sur une déception monumentale. Ce n’est pas le cas d’Exhuma, film d’horreur ancré dans un ténébreux folklore ancestral et qui puise sa force dans un amalgame d’éléments aussi solides qu’inattendus: Son va-et-vient de densité et légèreté, des acteurs charismatiques absolument époustouflants, une photographie merveilleuse, une réalisation fluide et une histoire tissée dru aux détails cachés, comme un jeu de pistes.
Synopsis
Une famille riche est désespérée car elle est touchée par une mystérieuse maladie qui attaque tous leurs membres. Park Ji-Yong fait appel à la chamane Hwa-Rim et son protégé Bong-gil, pour qu’ils débarrassent leur fils de cette malédiction. Hwa-rim retrace la malédiction jusqu’en Corée du Sud, où ils recrutent leur collègue et géomancien Sang-Deok, ainsi que l’entrepreneur de pompes funèbres Young-Geun. L’enquête du quatuor les mène à une tombe anonyme, située au sommet d’une montagne à la frontière entre la Corée du Sud et la Corée du Nord. Malgré les mauvais présages et les réserves de Sang-Deok, Hwa-Rim convainc le groupe de poursuivre leur quête. Les fouilles de la tombe déclenchent un mal imprévisible impossible de maîtriser.
Fiche technique
Titre original : 파묘 litt. « Creusement »
Réalisation et scénario : Jang Jae-Hyeon
Musique : Kim Tae-Seong
Photographie : Lee Mo-Gae
Langue originale : coréen, anglais, japonais
Genre : drame, énigme, horreur, thriller
Durée : 134 minutes
Date de sortie : Allemagne : 16 février 2024 (Berlinale)
Distribution
Choi Min-Sik : Kim Sang-Deok, maître feng shui
Kim Go-Eun : Lee Hwa-Rim, chamane
Yoo Hae-Jin : Yeong-Geun, le croque-mort
Lee Do-Hyun : Yoon Bong-Gil, chaman
Kim Jae-Cheol : Park Ji-Yong, le client d’Hwa-Rim
Kim Sun-Young : Oh Gwang-Shim, chamane
Impressions
On doit au directeur de la photographie, Lee Mo-gae, la composition des images de toute une liste de productions formidables comme 12.12: The Day, Hunt, Emergency Declaration, Seo Bok et tant d’autres dont la beauté nous aura émerveillée – The Battleship Island, Asura: The City of Madness, The Tiger, I Saw the Devil, Secret Reunion, The Good, the Bad, the Weird, April Snow, A Tale of Two Sisters… ce sont tous des films dont la représentation limpide et précise nous engouffre dans une atmosphère très recherchée et très réussie. Nous reconnaissons son style dès le début d’Exhuma nous permettant ainsi de nous calfeutrer dans nos fauteuils en toute tranquillité. Du moins pour le moment.
Ses gros plans nous rappellent instantanément que le quatuor principal est composé par des acteurs de taille. La beauté, la perfection de leur interprétation, évoluant dans l’arrogance d’un paysage voyeuriste, nous aident à traverser certains points de l’intrigue, méconnus du public occidental. L’ambiance rend la journée oppressante. Elle pressage un horizon caché prêt à bondir sur nous, comme une entité maléfique qui guette et qui attend camouflée dans les profondeurs de la terre. La nuit se défoule. Elle abrite ses propres démons, et c’est bien le cas de le dire.
Choi Min-Sik, qui depuis Oldboy nous a montré sa capacité de mettre toutes sortes de matières assez louches en bouche, quitte définitivement son arrière-goût de psychopathe laissé dans J’ai Rencontré Le Diable. Affable, et avec l’assurance qui le caractérise, il nous revient complètement dépouillé de son historique, nous tenant par le bras tout au long de cette intrigue effrayante. Ainsi que les autres acteurs principaux, il nous séduit à la seconde où il apparaît sur l’écran avec son incroyable interprétation.
Quelle beauté ! Leur intensité, leur assurance. Cette vibration sauvage qui transpire de tous les quatre, s’avère un vrai régal. Une sempiternelle confirmation du talent de certains acteurs et actrices coréens.
Lee Do-Hyun, connu pour ses rôles dans des séries marquantes comme The Glory ou plus récemment Sweet Home 2, fait son grand saut, officiellement pour la première fois, sur grand écran. Il est sublime. Il se dégage de son jeu d’acteur un charisme qui nous impressionne. Nous sommes en admiration, déjà par ses visuels lors de la promotion du film, mais aussi par sa métamorphose.
Yoo Hae-Jin n’a plus rien à prouver. Nous le suivons depuis des années et l’avons vu changer de personnalité et de visage à maintes reprises. Parfois plus à l’aise dans un rôle qu’un autre, il nous a toujours donné cette sensation de se vouer entièrement à son personnage. Mais, mais, mais, cette fois-ci, il est aussi sûr de lui que les montagnes qui le regardent. L’osmose de ces quatre acteurs prévaut sur un scénario parfois trop opaque pour le public occidental.
À des années-lumière de tous ses rôles, Kim Go-Eun explose désinhibée dans cette scène de Daesalgut absolument magnifique. Ses répétitions journalières pour rendre réel l’accomplissement de ce rite mystique, en plus des quatre caméras placées par le réalisateur, nous plongent dans ce moment de transe. Il est très difficile de trouver l’adjectif, le qualificatif capable de décrire cette scène. Intense, énorme, magnifique, extraordinaire, majestueuse. Même si nous sommes conscients qu’il s’agit d’un tournage et non d’un réel rituel, l’immersion est prodigieuse. Nous sommes éjectés dans une dimension méconnaissable du monde occidental mais qui nous entraîne. Cette dimension devient le nôtre. Toujours et encore cette interaction dont nous parlons dans la plupart de nos articles.
Des sujets inhérents au folklore et une histoire transcrite souvent par des métaphores, se mélangent et s’imposent dans une atmosphère effrayante d’horreur et de sang. Franchement chapeau car, pour arriver du point A au point Z sans s’y perdre dans un trop de détails, il a dû falloir une adresse incroyable. Et, pour renforcer l’angoisse palpable et parfois paradoxalement drôle, tous les acteurs semblent évoluer sans effort dans un terrain qui nous absorbe. Qui nous épouvante. Un peu comme Robert De Niro et son oeuf dur dans Angel Heart. Pourquoi un homme en train de manger un œuf dur provoquerait-il des frissons ? Et pourtant… d’accord, sa bague avec une étoile à cinq pointes, ses références, ses ongles. Tout cela ce ne sont que des ornements car, le plus menaçant c’est l’attitude de l’acteur, alors que, nous insistons, il est juste assis en train de manger un œuf ! Comme dans l’Histoire Sans Fin, le mal avance et la terreur devient implacable.
Corée du Sud et chamanisme
La Corée du Sud est un pays dans lequel le bouddhisme, le christianisme et le chamanisme vivent en harmonie avec des traditions ancestrales. Le fait est que, même s’il est évident que les Coréens ont envie de changement et de rompre avec une culture trop statique, têtue et inébranlable, les chamanes n’ont jamais été aussi sollicités. Il ne s’agit pas d’hypocrisie mais plutôt d’une forte volonté d’apparaître devant le monde comme un pays très avancé – parmi les premiers question technologie – mais en même temps, il est très difficile d’ignorer une culture qui a guidé le pays pendant des siècles.
En 2016, la présidente Park Geun-Hye est contestée à cause des influences de la soi-disant chamane Choi Soon-Sil. Selon Wikipédia, cette dernière aurait détourné des dizaines de millions de dollars entraînant l’ouverture d’enquête pour trafic d’influence et corruption. Les plus importantes manifestations de l’histoire du pays ont lieu pour demander sa destitution et le scandale est encore un sujet d’indignation. Paradoxalement, les rituels chamaniques n’ont pas du tout disparu. Il y a de plus en plus de pratiquants et de chamanes et les Coréens feront souvent appel à cette réalité culturelle et religieuse en temps de crise.
Le réalisateur et le film
Showbox, qui affiche toujours sa vidéo d’ouverture très colorée et en toute gaieté, donne le ton de ce que sera l’ambiance du film et se présente en noir et blanc, avec l’intention évidente de nous mettre dans le bain. Le scénario nous donne une sensation de mal-être depuis le début. Les sujets culturels et historiques que nous regardons innocemment, nous plongent petit à petit, et à travers les quatre chapitres, dans une métaphore très difficile à reconnaître par nous, pauvres spectateurs occidentaux ignorants.
Le renard a brisé la colonne vertébrale du tigre.
Pour bien comprendre cette métaphore, il faudrait rentrer dans les méandres de l’histoire conflictuelle entre le Japon et la Corée. Pour faire court, la division de la Corée est une conséquence de l’invasion du Japon (1905 – 1945), et de la deuxième guerre mondiale. Un accord absolument inenvisageable entre le nord, soutenu par l’URSS et la Chine, et le Sud, soutenu par les États-Unis, divise la Corée.
Le renard fait référence au Japon, car c’est un animal important dans la culture japonaise. Dans la littérature et le folklore, le renard est présenté comme un animal doté de pouvoirs surnaturels, de métamorphoses et d’illusions. Le tigre est l’animal totem de la Corée du Sud. La connaissance de ces éléments rend très clair le sens de cette métaphore car le Japon est à l’origine de la division de la Corée. Le renard a brisé la colonne vertébrale du tigre.
Jae-Hyun Jang mélange très adroitement folklore et réalité. L’intrigue se greffe autour de la découverte d’une tombe obscure, bombe à retardement qui explose en tout un tas de formes horribles. Ces formes, ces démons, clament vengeance et se mélangent à ce traumatisme encore bien présent, conséquence de l’invasion japonaise. Certains disent que le passé n’existe plus, mais, dans ce cas-là, il est vrai qu’il a accouché d’un présent qui n’arrive pas à se défaire de sa trace. La trame est dense, sombre, cependant, sa mise en scène, ordonnée et systématique, un visuel qui mériterait largement un très grand écran et, une interprétation admirable, rendent ce film fluide, excellent, et absolument captivant. Même pour tous ceux qui ignorent l’histoire de la Corée et du Japon, sa culture, et son folklore.
À savoir
• Un géomancien est un expert en géomancie qui signifie « la divination par la terre » et qu’on utilise souvent pour parler du fengshui.
• Le fengshui est un ensemble de pratiques qui permettent de profiter des énergies telluriques en harmonie avec toute la nature et l’univers. Pendant la colonisation japonaise de la Corée, de 1910 à 1945, l’une des croyances les plus fortes des Coréens était le fengshui, appelé pungsu jiri en coréen.
• Une légende urbaine coréenne raconte que les Japonais ont martelé des barres de fer à travers les chaînes de montagnes coréennes à différents endroits pour tenter de couper le flux d’énergie du feng shui. En 1980, un club d’alpinisme a trouvé 27 barres de fer sur le mont Bukhan. La Corée du Sud continue à chercher ces barres de métal pour les retirer, et rétablir ainsi l’équilibre spirituel du pays. Cette légende constitue l’épine dorsale d’Exhuma.
• Un expert en fengshui ne goûtera pas nécessairement la terre, comme le fait l’acteur Choi Min-Sik dans le film.
• La famille du grand-père éprouve de la honte car celui-ci a trahi son pays pendant l’occupation japonaise (1910-1945) et s’est alliée aux envahisseurs. C’est pour cette raison qu’elle refuse d’ouvrir le tombeau.
• Les oni (鬼?) sont une espèce de yōkai, des créatures du folklore japonais. Ils ont habituellement une forme humanoïde, une taille gigantesque, des griffes acérées, deux cornes protubérantes poussant sur leur front, des poils ébouriffés et un aspect hideux.
• Quand Hwa-Rim rencontre l’Oni pour la première fois, il demande du melon et du poisson doux (plus spécifiquement de l’ayu). Basé sur l’histoire de la bataille de Sekigahara, le melon est utilisé pour symboliser l’armée de l’Est et l’ayu pour l’armée de l’Ouest.
• Le sel éloigne le mal. Il détient un pouvoir de protection et de purification puissant. Il a la réputation de vous protéger des mauvaises énergies et du mauvais œil.
• Depuis l’Antiquité, on pense que le riz gluant a la capacité de dissiper le poison. Il était principalement utilisé pour piéger ou bloquer la malchance.
• Le serpent avec la tête d’une femme est un yokaï appelé Nure-Onna (濡女). Cela signifie « femme humide » en japonais, car elle est vit dans des endroits humides. Ce sont des reptiles de mer qui se nourrissent comme des vampires, à base de sang humain. Comme beaucoup de démons japonais, elle mange des humains.