Critique « La Nuit du Chasseur » de Charles Laughton (1955) : « La Nuit au Cinéma » au Musée d’Orsay

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La Nuit du Chasseur de Charles Laughton était le troisième film proposé dans le cadre du festival de films « La Nuit au cinéma » du Musée d’Orsay. En plus de sa présence dans le titre du film, le paysage nocturne accompagne les enfants Harper durant leur aventure.

Un conte noir

Il s’agit d’une adaptation du roman de Davis Grubb, un succès littéraire de 1943. Par contre, l’unique film réalisé par l’acteur et metteur en scène Charles Laughton est un échec commercial. A sa sortie, en 1955, il est peu commenté par les critiques et ignoré par le public. Pourtant, il a tout pour plaire : un casting admirable (Lillian Gish, star du cinéma muet, Robert Mitchum en pasteur, les enfants Billy Chapin et Saly Jane Bruce), le chef opérateur Stanley Cortez qui exploite le noir et blanc comme un maître et un scénario écrit par l’écrivain et critique James Agee. Sûrement en avance sur son temps, mal compris de ses contemporains, La Nuit du Chasseur se dépoussière peu à peu pour devenir aujourd’hui un des classiques du cinéma américain.

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A la tombée de la nuit, les enfants sont déjà au lit. Rien de tel qu’un conte pour les faire dormir. Deux choix s’imposent : un conte de fée avec un happy ending ou une histoire terrifiante avec un méchant devant lequel les enfants vont trembler ? La Nuit du Chasseur est un magnifique mélange des deux. L’histoire est celle de deux enfants dont le père a été arrêté et exécuté pour le vol de 10.000 dollars et la mort de deux personnes. Avant de se faire embarquer par la police, il leur fait part de la cachette de cette petite fortune et leur demande de garder le secret. Au malheur des enfants, le voisin de cellule de leur père est un tueur en série / faux pasteur qui va épouser leur mère pour mettre la main sur ce joli trésor.

Toute l’histoire est basée sur l’opposition : les deux pères, les deux mères, le bien et le mal, l’amour et la haine, l’adulte et l’enfant, l’innocence et le vice, mais surtout le noir et blanc. La figure absolue de cette dualité est le prêcheur Harry Powell, joué par l’intrigant Robert Mitchum (on adore ses tatouages sur les phalanges qui lui servent d’appui pour ses sermons : HATE et LOVE). C’est un homme sadique et angoissant qui se cache derrière sa parure élégante et son éloquence envoûtante. Un vrai grand méchant loup avec une peau d’agneau sur ses épaules. Cette figure absolue du mal et de la corruption ne dissimule pourtant rien devant John Harper, le petit garçon au regard profond, principal détenteur du secret. Le spectateur développe immédiatement une empathie pour cet être innocent qui protège de toutes ses forces ce qui lui reste de son véritable père. Ici, les enfants sont les victimes des décisions et de la folie des adultes. Mais ils vont devoir, à leur tour, quitter cette innocence et naïveté qui caractérise l’enfance une fois confrontés à la violence du monde créé par les adultes.

Dans cette vision manichéenne du monde, on peut aussi apercevoir une certaine critique de la religion. Avec une symbolique omniprésente, elle aussi est sujette à un contraste : un parallèle est établi entre le révérend Powell et Miss Cooper. Les deux partagent la parole de Dieu – la vieille dame raconte les histoires du Vieux Testaments et prône l’humilité, alors que Powell se dit en lien direct avec Dieu (à un tel point qu’il a des conversations avec Lui) et l’utilise pour justifier ses actes macabres. Il ne faut pas oublier la scène magnifique où les deux chantent en chœur « Leaning » (remarquons que Rachel Cooper chante « leaning on Jesus », alors que Powell se contente de « leaning »). Cette dame autoritaire, ramasseuse d’orphelins, fait figure de bonne fée sauveuse et protectrice face au méchant ogre.

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Une caméra audacieuse

Ce sont surtout les plans aussi poétiques que cruels que l’on retient. Ancré dans le monde du conte, le réalisateur s’est pourtant inspiré d’une multitude de courants : de l’expressionnisme allemand à l’hyperréalisme américain, en passant par le surréalisme. Ainsi, l’ombre menaçante du pasteur revient tout au long du film : dans la chambre à coucher avec les enfants ou sur son cheval se détachant du ciel matinal. Le plan sous-marin où les cheveux d’une des victimes et les algues ondulent avec une beauté dérangeante se rapproche du fantastique. On garde le meilleur pour la fin, car le cœur du film est bien évidemment la course poursuite. Cette séquence onirique nous transporte au-delà de la réalité des Etats-Unis des années de la Grande Dépression . Tout bascule à cet instant, la fuite se transforme en conte où tous les protagonistes sont obstinés à gagner. Les deux enfants s’enfuient sur une barque, Powell les poursuit par tous les moyens. La barque glisse paisiblement sur la rivière aux reflets d’argent, le ciel est rempli d’étoiles. Les petits animaux au premier plan rappellent un dessin animé. Pendant cet instant rêveur et contemplatif, on sent la menace qui plane au-dessus des enfants, le faux prêtre étant toujours à deux doigts de les attraper.

Enfin, l’utilisation du noir et blanc en pleine effervescence de la couleur est un choix curieux, mais qui se justifie de par son exploitation. Stanley Cortez réussi à incruster et jouer avec ce noir et blanc de sorte qu’il fasse sens dans l’esthétique générale du film. On voit alors un noir et blanc fluide qui se glisse sans problème au sein des différents genres empruntés (film noir, western, suspense, drame) et qui souligne la trame narrative de La Nuit du Chasseur.

Photographie époustouflante, scénario et acteurs incroyables, que demander de plus ? Il est vrai que certains éléments paraissent injustifiées ou exagérées (le personnage de la mère, la scène de la cave, la foule lynchant le prêtre ou se ruant sur les enfants dans le diner), mais ce sont justement ces imperfections qui donnent du charme. Le mélange d’esthétiques et de genres fait de ce chef-d’œuvre une énigme que l’on prend plaisir à résoudre. Entre rêve et cauchemar, c’est un choix très juste pour le festival « La Nuit au Cinéma » du Musée d’Orsay.