Critique « Annette » : le sombre et somptueux conte de Leos Carax

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Presque 10 ans après Holy Motors, Leos Carax signe son grand retour avec Annette, l’une de ses oeuvres les plus accessibles, mais non moins fascinante. Prix de la mise en scène à Cannes plus que justifiée, ce véritable opéra orchestré par les Sparks brille par ses multiples facettes, et longtemps après son visionnage vous hantera par ses motifs et thématiques ténébreux.

Henry McHenry (Adam Driver), grande star reconnue et acclamée de stand-up, et Ann Desfranoux (Marion Cotillard), cantatrice également célèbre mondialement, forment un couple dissonant, mais passionné. Après la naissance de leur fille Annette, et alors que Ann repart en tournée mondiale jouer ses opéras, Henry vit mal la célébrité de sa femme, tandis que sa carrière à lui s’effrite après des spectacles difficiles. Alors que le couple se déchire violemment devant leur fille, leur histoire d’amour prend une tournure beaucoup plus inquiétante et tragique, chacun sombrant dans un abime de vengeance et de culpabilité sans fin.

Dès sa première séquence incroyable par son ingéniosité, Annette se place comme un être à part du cinéma : cette scène où son et image n’auront jamais été aussi bien accordés, et ce préambule où les acteurs défilent comme se préparant en coulisse au drame qui va se jouer, laissent présager dès les premiers instants d’une oeuvre originale, puissante et entière. Et jamais le film ne déçoit, remplissant toutes ses promesses dans une angoisse qui grandit petit à petit.

Simon Helberg, Marion Cotillard, Adam Driver, les Sparks et Leos Carax // Annette
Simon Helberg, Marion Cotillard, Adam Driver, les Sparks et Leos Carax – Annette

Tragédie musicale orchestrée d’une main de maître par les Sparks

Ce sont les Sparks eux-même qui ouvrent le bal d’Annette, après la brève apparition de Leos Carax en producteur, comme ce sont eux qui viendront chercher le prix de la mise en scène à Cannes. Symbole très fort pour « le groupe préféré de votre groupe préféré«  (dixit Edgar Wright, qui sort un documentaire très prochainement sur les deux frères et leur musique mythique) : après deux projets de films qui n’auront pas vu le jour, c’est enfin un accomplissement pour les créateurs d’un genre à part entière.

Et dire que tout le film repose sur sa musique serait certes assez réducteur au vue du travail accompli sur les images et leur retentissement, mais tout de même révélateur de l’accord trouvé entre les deux. Presque tous les dialogues sont chantés, et l’orchestre accompagne dans chaque instant les personnages et leurs tempêtes intérieures, jusqu’à parfois jouer un rôle à part entière comme dans cette merveilleuse scène où Simon Helberg (bien connu pour son rôle dans Big Bang Theory) se livre face aux musiciens qui incarnent tous ses tourments.

Simon Helberg en chef d'orchestre tourmenté - Annette
Simon Helberg en chef d’orchestre tourmenté – Annette

Si la musique se met très vite en place pour créer à Annette cette ambiance si particulière, l’histoire en elle-même se permet de jouer sur un tempo beaucoup plus lent. Tout se construit pièce par pièce, offrant au spectateur dans chaque séquence une clé supplémentaire à sa compréhension, si bien que toute la première partie peut paraître assez longue, abstraite et distante. Henry et Ann ne se présentent qu’à travers leur rôle sur scène, tentant de camoufler tant bien que mal leurs tourments et démons intérieurs. Jusqu’à la naissance d’Annette, où tout le mal se cristallise pour donner au film une toute autre teinte.

[Attention, cette partie peut révéler des éléments importants du film ; nous vous conseillons de le voir avant de lire les lignes qui suivent.]

Dès ce moment fatidique, la thématique d’Annette se révèle dans toute sa noirceur : car si vous vous attendiez à voir un nouveau La La Land, vous êtes bien loin du compte. Non, Annette s’inscrit plutôt dans une tragique actualité MeToo, et met en exergue la masculinité toxique et violente, qui s’insinue comme une ombre et prend sa place lentement sans crier gare. Et il faut alors maintenant saluer l’incroyable performance d’Adam Driver, qui tient le film de bout en bout, donnant à son personnage cette aura si angoissante, qui se dégage dès les premiers instants sans être pourtant parfaitement identifiable ; comme si on lui accordait le bénéfice du doute, alors que tous les indices sont pourtant là. Ce regard noir, ces mains qui s’approchent de dos, prêtes à enlacer comme à étrangler, ces chatouilles presque violentes, ce vert symbole de mort et des démons qui l’accompagnent partout, puis plus tard les rêves grotesques, les réactions qui ne laissent plus aucune place aux suppositions. Annette plonge lentement dans l’abime d’un désespoir funeste, comme aime à le rappeler Henry dans des élans de conscience nietzschéenne.

« Celui qui combat des monstres doit prendre garde à ne pas devenir monstre lui-même. Et si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi. »
Nietzsche

Les ténèbres selon Adam Driver - Annette
Les ténèbres selon Adam Driver – Annette

Entre conte et déjà-vus hollywoodiens, la culture du paraître accusée

Alors que le film se construit au fur et à mesure sur cette thématique de plus en plus sombre, une autre émerge lentement, mais s’immisce tout autant que la première : un inattendu procès à la culture du paraître et de la scène, de l’art même plus généralement, fait surface, posant un constat effrayant de l’image perçue et renvoyée par chacun des personnages. Nous l’évoquions un peu avant, mais cette distance avec le film dans toute la première heure tient en grande partie de ce paraître, de cette image médiatique lissée et impersonnelle. On ne découvre dans un premier temps qu’Henry et Ann séparément sur scène, parlant ou chantant à leur public, dans une caractérisation qui tient à marquer une distance froide et détachée.

Et si tout semble si faux, c’est bien parce que la scène est le centre et le commencement de toute action dans Annette : tout se joue sur scène avant d’entrer dans le réel, les interrogations, les craintes, les révélations, les violences, la culpabilité, les remords. Et pourtant, même si cette culture et tout ce qui s’y accompagne semble être sous le feu des critiques, Annette reste de bout en bout imprégné de cet art. La poésie des images et des plans y ressort à chaque instant, les scènes somptueusement tragiques en mer sonnent comme des échos à d’anciennes productions hollywoodiennes mythiques. Leos Carax valse sur les références et les déjà-vus, pour en sortir le meilleur dans une mise en scène toujours ambitieuse et étourdissante.

Et les contes selon Marion Cotillard - Annette
Et les contes selon Marion Cotillard – Annette

Toute cette culture est bien sûr alimentée également par le conte, puisqu’Annette va puiser dans cet imaginaire à de multiples reprises, faisant de son héroïne à la fois Blanche-Neige et son alter-égo maléfique et fantomatique, du couple une revisite sans fin heureuse de La Belle et la Bête, de la petite Annette un Pinocchio exploitée et utilisée par un père avide et une mère vengeresse (plaçant de manière parfois un peu rapide l’agresseur et sa victime sur le même plan), jusqu’à sa délivrance finale. Des relectures et interprétation qui modernisent les passions amoureuses, les culpabilités humaines et les travers violents, dans des conclusions parfois aussi sombres que pouvaient l’être les ouvrages des frères Grimm.

Véritable réussite audacieuse et poétique, Annette développe avec richesse de nombreux thèmes et motifs, sans jamais s’y perdre. Adam Driver y signe une performance mémorable, tandis que les musiques des Sparks résonnent encore dans nos têtes. Un très beau film, qui sera certainement dans notre top des cette année 2021.

Bande-annonce Annette de Leos Carax, à découvrir au cinéma :