Après No Country for Old Men, retour dans les fins fonds de l’Amérique, cette fois enneigés, pour (re)découvrir l’incroyable Fargo des Frères Coen. Thriller morbide et pourtant irresistiblement amusant (le sixième long-métrage des deux réalisateurs) est aussi fascinant que la neige qui tombe : on ne se lasse pas de le regarder.
Les Frères Coen n’auraient pas pu trouver meilleure ouverture pour retenir notre attention (et aussi nos rires) que d’annoncer faussement la véracité de tous les faits de Fargo. Toute l’absurdité a une saveur beaucoup plus amère avec cette simple déclaration ; l’histoire de Jerry Lundegaard (William H. Macy), concessionnaire un peu mythomane sur les bords, prend une tournure tragique lorsqu’il décide d’engager deux hommes pour kidnapper sa femme, afin de récupérer l’argent de la caution donnée par son riche beau-père ; c’était sans compter sur Marge Gunderson (Frances McDormand), qui commence à enquêter pour démêler cette sordide histoire. Tous ces personnages, bien souvent excentriques et assez déroutants, sont comme autant de caricatures bienveillantes des caractères américains. Les deux kidnappeurs engagés par Jerry ne sont pas sans nous rappeler les deux héros de Of Mice and Men (écrit par Steinbeck en 1939), George et Lennie, avec quelques inversions entre les deux personnages. Sauf qu’ici, la mort ne se fait pas dans le rêve, mais dans le broyeur.
On retrouve dans Fargo la passion des deux réalisateurs pour les grands espaces américains, et surtout leur passion de les filmer dans des plans larges, si bien qu’ils finissent par être des personnages à part entière de cette tragédie qui se prépare. Parfois accompagnées de musiques mélancoliques ou d’un compte à rebours angoissant, souvent plongées dans une silence mordant, ces grandes plaines enneigées qui s’effacent dans de lents fondus au noir sont comme autant de décors soigneusement peints et vernis que l’on vient entacher de sang. La caméra des Frères Coen, dirigée encore une fois par le talentueux Roger Deakins, oscille en équilibre entre le film noir et le quasi-documentaire, avec un recul froid et une objectivité glaçante ; entre la parodie ridiculisée de Shining et des scènes aériennes presque divines, l’image prend peu à peu la place des dialogues, montrant les faits comme plus importants que les quelques mots échangés entre les personnages.
Dans Fargo, difficile de croire ce qui est dit : entre cette première fausse déclaration et les mensonges quasi-permanents de Jerry, la parole a un rôle bien ambigu. Les phrases tournent en rond, n’aboutissent que rarement et le langage est étonnamment pauvre : on pourrait faire une liste exhaustive des mots employés assez facilement, entre les « yah » qu’on ne compte plus et les tournures utilisées beaucoup trop souvent. Les dialogues sont creux, on parle du temps, de timbres et finalement du silence lui-même. Le personnage de Marge s’inscrit ainsi parfaitement dans ce choix du non-verbal ; alors que les autres personnages trouvent des solutions absurdes et violentes à ces frustrantes problématiques de la communication, l’inspectrice saisit les faits à travers les mots et accorde toute son importance aux choses plutôt qu’aux paroles. Elle est d’ailleurs le personnage qui semble le plus heureux et qui se contente des choses simples ; entre les nombreuses scènes de repas et la tendresse primaire au sein de son couple, Marge ne tombe pas dans l’humiliation et finit même par devenir le personnage le plus attachant du film.
Avec Fargo, les Frères Coen dépeignent une Amérique froide et sinistre, réchauffée malgré elle par des personnages excentriques mais attachants ; le malaise de cette société, incapable de résoudre ses torts par la parole, se conclut inévitablement par le sang, qui vient salir et en même temps bousculer ce vernis de neige étouffant, symbole d’une société artificielle qui se cache sous les apparences. Un chef-d’oeuvre d’absurdité qui ne laisse pas indifférent, à (re)voir sur Netflix.