Cette rentrée littéraire nous a confié des romans intéressants à tous points de vue, mais aussi certains dédiés à leur essence même : les mots. En témoigne la publication chez Grasset de La septième fonction du langage de Laurent Binet. Voilà un roman qui va faire friser plus d’un puriste avec son burlesque sous-jacent, mais qui va réjouir tous ceux qui sont capables de distancier l’écriture de Laurent Binet d’une revanche illusoire sur la force du langage.
La septième fonction du langage. Ce titre obscur l’est d’autant plus lorsque l’on regarde à deux fois la couverture. On comprend immédiatement, en analysant la jaquette sur laquelle est inscrit le message suivant « Qui a tué Roland Barthes ? » que l’intrigue se développe autour du décès du sémiologue connu et reconnu. À cet instant, le titre s’obscurcit davantage. L’accident de la route n’en était donc pas un ? Quel lien avec le titre de l’ouvrage ? Qu’est-ce que signifie l’appellation de la septième fonction du langage et quel sens renferme-t-elle ? En effet, si l’on suit les fonctions du langage avérées par Jakobson, on ne peut en dénombrer que six…
L’intrigue
Pas besoin d’être Sherlock ici pour comprendre où l’auteur veut nous amener. Si en l’espace d’un coup d’œil sur une couverture on a le temps de se poser autant de questions, c’est nécessairement parce qu’il est intriguant. Au sens propre certes, mais en matière également. Il s’agit donc d’un roman guidé par une intrigue policière qui se confond habilement avec « l’actualité » culturelle et politique de la France des années 80. L’histoire nous replonge directement au cœur des élections présidentielles de 1981 où Mitterrand et Giscard se disputent la victoire. On ne comprend en revanche pas directement le rapport entre les élections et la mort de Roland Barthes. Mais on le cerne mieux lorsque l’on comprend qu’il y a un enjeu culturel immanent au langage.
Ce que le flic Bayard, accompagné de son thésard de Vincennes, Simon, chercheront à leurs risques et périls à Paris, mais aussi à Bologne, aux États-Unis et à Venise, c’est donc cette septième fonction du langage, qui semble animer un nombre important de personnages. Les deux comparses qui se sont vraiment trouvés par hasard n’ont rien en commun a priori mais forment un duo assez intéressant. En effet l’ambivalence de leurs opinions et l’opposition de leurs systèmes de pensée permettent justement de décrypter les messages codés du texte et les indices ou indications laissés çà et là en filigrane, que l’on pourrait alors à la lecture de ce livre qualifier de métatexte.
L’étude des symboles et des signes
C’est bien de cela dont la sémiologie retourne. L’intrigue toute entière repose sur l’étude des signes linguistiques, et la résolution de l’enquête également. Il est préférable d’avoir déjà consulté Saussure, Barthes, Derrida, Sollers ou tout autre sémiologue pour apprécier le texte, mais absolument pas nécessaire pour le comprendre. C’est là d’ailleurs un grand coup de l’auteur. Le rapport métonymique du langage n’est pas tant complexe en soi et est grandement simplifié par Simon, qui se fait interprète pour l’inspecteur Bayard qui est étranger et réticent au possible à ce milieu intellectuel. Mais pour saisir l’ensemble des traits d’humour ou pour se passionner pour les joutes verbales et logorrhées présentes dans l’histoire, il est avantageux de connaître quelques ressorts de l’art sémiologique. C’est en s’infiltrant dans des sphères littéraires et culturelles bien spécifiques que le lecteur prendra pleine mesure du langage, de sa forme, de son énoncé mais aussi de sa réception.
Kristeva, Sollers, Jakobson, Foucault et toute la clique d’intellos du vingtième siècle se croisent et tissent les mailles de l’intrigue du roman. Même BHL a droit à sa part du gâteau, comme toujours. L’auteur ne manque d’ailleurs pas de souligner cette originalité qu’a ce dernier de toujours être au bon endroit au bon moment, sans pour autant pouvoir se laisser qualifier d’opportuniste…
La vie réelle ?
La question qui pose le doigt sur le pourquoi de notre existence et qui remet en cause chacun de nos faits et gestes en essayant de comprendre comment les hasards et décisions construisent nos vies surgit à plusieurs reprises dans l’esprit de Simon. On en vient à douter de la véracité de l’histoire. Par histoire j’entends la « vraie », la nôtre, qui s’oppose à celle du roman. On ne sait plus trop où commence le roman, où il s’arrête, ni même s’il a vraiment commencé ou s’il est amené à réellement se terminer. Cette frontière entre réel et fiction, subtile, vous tient jusqu’aux dernières pages. Comme l’écrit Laurent Binet « La vie n’est pas un roman. C’est du moins ce que vous voudriez croire ». Remise en cause des principes du genre de la fiction? Le doute plane, subsiste. Le coup porté semble trop gros, mais placer en évidence un objet sur la table n’est-il pas le meilleur moyen de le dissimuler ?
De la vérité à la fiction, c’est à vous de démêler ce qui semble être vrai, plausible, possible, probable et douteux. Et si la septième fonction du langage, c’était lui, Laurent Binet lui-même, qui s’en servait pour nous faire avaler des couleuvres ? À vous de lire et de juger. Mais surtout, soyez aussi impitoyables que le grand Protagoras, lui aussi légendaire à tous points de vue.