Un immeuble peut-il être plus qu’un logement ? Lili Sohn vous pose la question dans Chronique du grand domaine en partant de son expérience à Marseille.
Récit d’un immeuble
Dans l’introduction de la Chronique du grand domaine, la scénariste, dessinatrice et coloriste Lili Sohn part d’une question : qu’est-ce qu’ »habiter quelque part » ? Son immeuble est tout d’abord un lieu de vie où elle a vu ses deux enfants grandir mais pas seulement. Lili Sohn découvre que l’arrière-arrière-grand-père de son mari vivait déjà au même endroit. Chronique du grand domaine est donc le récit chronologique d’une installation. La bd débute par l’emménagement du couple et les travaux puis explique la vie étrange du couple pendant le confinement. Les discussions se font à distance sur le palier. Les voisins s’organisent des apéros coursives où chacun se retrouve à la fenêtre.
Martin et Lili font le choix en 2017 d’acheter dans ce quartier populaire, La Joliette. Au début, ils sont perçus comme des bobos contribuant à l’embourgeoisement du quartier. Cependant, l’autrice tombe amoureuse de la ville. Cette installation est également un changement de région. En effet, l’autrice alsacienne a rencontré son conjoint au Canada puis, quand décident de rentrer en France, le couple s’établit dans la ville de naissance de son mari Martin. Lili Sohn nous livre alors ses réflexions sur son rapport à Marseille. L’autrice reprend le stéréotype d’une ville ouvert sur la méditerranée accueillant différentes vagues migratoires en partant d’un arbre généalogique de son compagnon.
Le grand domaine croise également la grande histoire. Le bâtiment est au départ une raffinerie du sucre puis un ensemble d’ateliers de chaussures et de tailleurs. Les habitants illustrent la diaspora arménienne fuyant le génocide, la révolte de mai 68 et la lutte pour le droit des immigrés dans les années 70. Certains locataires sont très engagés comme Jean-Robert dans la défense sociale des marins. Une frise chronologique montre quelques vagues migratoires tandis qu’une liste de dates détaille les grands moments de l’économie de la ville.
Récit des humains
Pour comprendre les origines du grand domaine, Lili Sohn nous explique sa démarche. Après avoir trouvée un éditeur, elle commence ses recherches sur internet. Elle montre bien que l’on n’y trouve pas tout et qu’il faut alors aller aux Archives. Cette visite développe son appétit pour le passé et pour l’histoire locale. Le lecteur de la Chronique du grand domaine remonte aux origines grecques de Marseille. Cependant, lassée devant les difficultés, l’autrice part de quelques indices puis imagine la suite.
Chronique du grand domaine devient une histoire chorale. Rapidement, Lili tisse des liens forts avec ses voisins à l’occasion du confinement. Elle nous présente dès les travaux Gula, Marie-Jeanne et François. Ces premiers contacts prouvent que le grand domaine est un lieu où la solidarité n’est pas un vain mot. Lili rend également hommage à des habitants disparus comme la couturière Mélusine.
Chronique du grand domaine prend une forme se rapprochant du journal intime. Lili Sohn n’adopte pas une mise en page classique mais alterne entre dessin et texte dans des proportions très variées selon la page. Le format du livre est celui d’un dense carnet de notes. Plusieurs pages imitent l’aspect d’un croquis alors que d’autres semblent déchirées d’un cahier d’écolière. On trouve des taches de peintures et des mots soulignés. En effet, le dessin se veut volontairement naïf. Les visages sont ronds et épurés. Lili Sohn supprime les décors et l’arrière-plan. Pour gagner du temps, la dessinatrice de la Chronique du grand domaine utilise des symboles : un pinceau pour montrer que François est artiste peintre. Cette forme très enfantine verse parfois dans la niaiserie tout comme la fausse innocence de l’autrice.
Lili Sohn recourt à de multiples techniques : le crayon, le stylo, la peinture à eau ou les collages. Des photos de différents objets illustrent des évènements comme un masque chirurgical pour le confinement. Des gravures anciennes sont détournées pour raconter sa vision personnelle du passé. Chronique du grand domaine est une visite guidée en commençant par une vue extérieure puis une carte de Marseille et un croquis du quartier. Lili Sohn propose même un podcast pour accompagner la lecture. Si cette mosaïque est distrayante, il aurait été utile que l’anarchie ne contamine pas le scénario, partant souvent dans tous les sens.
Édité par Delcourt, Chronique du grand domaine commence comme l’histoire d’une installation avant d’élargir à la description d’un immeuble unique, solidaire et engagé à l’image de la ville. Lili Sohn ne cache pas les tensions ou faire un reportage objectif pour nous transmettre une vision personnelle du grand domaine.
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