Pour cette chronique, nous allons parler d’un ouvrage sorti en 2020 et qui mérite qu’on y revienne : Americana. C’est un roman graphique signé Luke Healy dans lequel il nous raconte son expérience personnelle du Pacific Crest Trail, un long sentier de randonnée de la côte ouest étasunienne, qui relie la frontière mexicaine à la frontière canadienne, sur 4280 km.
Bien plus qu’un récit autobiographique qui nous montre l’évolution personnelle de l’auteur, c’est un véritable reportage qu’il nous propose avec une « documentation » très complète. En effet, Luke Healy nous livre une cartographie du PCT, du paysage américain, nous dresse un portrait social et dessiné des américains eux-mêmes et soulève des questions d’actualité.
Structure générale de l’oeuvre
L’ouvrage est divisé en six chapitres chronologiques de longueur inégale, chacun introduit par une carte dessinée et deux textes en prose. Le premier revient sur le passé de l’auteur avec des événements rétrospectifs, et le second introduit le récit en bande dessinée, dans le « présent » de la narration.
Luke Healy nous donne à lire la chronique de son face à face avec l’Amérique, qui devient alors un récit initiatique et presque une épopée. D’ailleurs, le titre renvoie à des éléments typiques de la culture étasunienne, avec une dimension mythique. Le terme « Americana » pourrait aussi évoquer un long voyage, une version américaine de l’Odyssée d’Homère, de laquelle émane aussi une certaine mélancolie. Le sous-titre, « Ou comment j’ai renoncé à mon rêve américain », nous impose la présence de l’auteur dès la couverture et nous donne l’impression qu’il a fait une overdose américaine. Sur la quatrième de couverture, il utilise d’ailleurs une métaphore autour de la nourriture qui est particulièrement parlante et accessible parce que nous avons tous déjà fait l’expérience de se « gaver », au point de s’en dégoûter.
L’entrée dans le récit se fait par une double page qui nous présente une dédicace, « Pour Gus ». Plus tard, on apprend que ce « Gus » est son grand-père, décédé alors que Luke Healy faisait le PCT. Le livre prend alors une toute nouvelle dimension ; c’est un témoignage, mais aussi un hommage.
Le dessin est plutôt simple et, même si certains ont reproché à l’auteur de ne pas rendre hommage à la beauté des paysages étasuniens, son style assez juste. Il y a une authenticité dans son trait qui participe à créer une atmosphère intime, entre le lecteur et l’auteur qui se dévoile complètement. Son dessin n’est pas agressif, il est presque « comme un voile », et c’est sans doute pour cette raison qu’il est si agréable de suivre le parcours de Luke. En revanche, il est évident que l’auteur affiche un parti pris qui n’est pas celui de représenter avec exactitude les paysages traversés. En effet, son dessin léger et le choix de deux couleurs uniques : le rouge et le bleu ont un réel objectif : rendre compte de la monotonie du parcours puisque les paysages se ressemblent beaucoup, et encore plus durant l’effort. Pour accentuer cette idée, l’auteur n’hésite pas à jouer sur la répétition. Le fond des cases se répète ou bien la case elle-même est multipliée avec seulement des changements minimes.
Une douloureuse expérience
Le premier chapitre est consacré au début du PCT dans le désert Californien, dominé par la douleur, principalement physique. Le visage de Luke Healy contracté, les sourcils froncés, des gouttes perlant sur son visage à cause de la chaleur : on ressent presque sa douleur. Pourtant, le ton général est assez humoristique. En effet, il se parle à lui-même et se dédouble puisqu’il se dit « tu ». Par exemple, à la page 14, il dit : « Tu aurais mieux fait de t’entraîner au lieu de manger des Pringles, gros malin. » C’est assez intéressant parce que cela montre qu’il a pris du recul et, cette distanciation, nous permet, à nous lecteurs, de nous sentir plus proches de lui. L’auteur nous apparaît donc comme un homme simple, sans prétention, qui utilise très volontiers un vocabulaire familier. C’est précisément à ce moment qu’on comprend ce qu’il veut dire quand il a exprimé l’ambition de faire un « livre honnête ».
« Je ne voulais pas gommer les aspects embarrassants, ou bien adoucir mes côtés irritants. Les vrais gens peuvent être aussi ennuyeux, mesquins et bornés que drôles, gentils ou passionnés ! »
Une mutation physique et morale
Tout au long du récit, Luke se métamorphose, à travers son dessin et sa façon de s’exprimer. La première fois que l’auteur nous apparaît, il est de dos, assis sur un trottoir et âgé de 5 ans. Quelques pages plus loin, au début du PCT, il a l’apparence d’un touriste, lunettes de soleil sur le nez, demandant à quelqu’un de le prendre en photo devant le point de départ. À la page 285, il dit avoir l’impression que la mention « touriste » qui barre son visa est une « identité qui [lui] colle aux basques. »
Au début, Luke semble également peu sûr de lui ; il ne sait comment s’adresser aux gens et se sent presque honteux d’avouer qu’il est auteur de bandes dessinées. Pourtant, à mesure qu’il avance, il gagne en assurance et, pour la première fois de sa vie, il a « l’impression d’être un type coriace ». Il assume ses origines grâce au parcours qui est un véritable exutoire.
De plus, Luke Healy subit une véritable transformation physique ; il a perdu énormément de poids durant son parcours et sa barbe a également poussé. Luke Healy connaît aussi une évolution en tant que marcheur. Il « devient endurant » et, alors qu’il se faisait dépasser au début, il devient plus rapide et dépasse à son tour les autres randonneurs qu’il est parfois obligé d’attendre. Il y a donc un avant et un après le Pacific Crest Trail et l’Amérique pour l’auteur, qui en sort bouleversé même s’il n’en a pas conscience sur le moment.
Le récit d’une Amérique complexe
Luke Healy nous livre le récit d’une Amérique complexe avec des paysages caractéristiques, une population pluri-culturelle et des problématiques politiques et sociales. Dans le premier chapitre, l’auteur nous décrit le désert californien dans lequel les constructions se font de plus en plus rares. C’est en somme un paysage pas très accueillant, essentiellement constitué de « buissons secs et rabougris ». On y trouve également des villes typiques, ambiance « western », très éloignées de la modernité et du luxe de Los Angeles.
Le second chapitre met en évidence la distance qu’il existe entre l’Amérique rêvée et l’Amérique réelle. À côté des paysages désertiques, Los Angeles et Malibu apparaissent comme des endroits très superficiels, comme des vitrines du rêve américain où des « surfeurs profitent des dernières vagues du soir ». On est alors très loin de la difficulté du PCT, de son eau qui n’est pas toujours potable, des marches sous un soleil de plomb sans pouvoir prendre une douche, de la « malbouffe »… Mais l’envers du décor est montré ; tout ce luxe a un prix que la nature paie cher.
Dans le chapitre 3, Luke confie qu’il a découvert une « Amérique plus confidentielle, plus intime » lorsqu’avec des camarades, ils ont quitté le Vermont pour visiter des « petites bourgades ». Cela « a aiguisé » sa faim d’Amérique. En revanche, en s’approchant des villes ; l’atmosphère change, le road-trip devenant alors un « safari sinistre à travers les banlieues ».
Des différences culturelles très marquées…
Dans Americana, l’auteur nous apparaît souvent en décalage et mal à l’aise avec les autres. Tout au long du parcours, Luke a du mal à trouver sa place dans un groupe, les autres personnes ne comprenant pas, par exemple, son sarcasme et ses « scories ». Ce décalage est source de désespoir pour l’auteur qui se sent rejeté et il se représente lui-même à l’écart des groupes, dans un traitement dessiné différent.
Cela pourrait s’expliquer par la nationalité de l’auteur : il est irlandais. Par exemple, il nous raconte que la Grande Famine est un sujet de plaisanterie pour les Américains alors que pour les Irlandais, c’est une véritable catastrophe qui a laissé des plaies ouvertes. De la même manière, aux États-Unis, il n’arrive jamais à trouver sa place même s’il intègre des caractéristiques par mimétisme, il ne pourra jamais devenir complètement américain. Pourtant, l’auteur ne semble pas plus à l’aise avec son identité d’irlandais. Avec la mondialisation, certains pays se sont uniformisés jusqu’à perdre leur identité et c’est ce dont souffre l’auteur. Il est un citoyen du monde, partout chez lui et nulle part en même temps.
D’autre part, Luke culpabilise en raison de ses privilèges. Par exemple, devant le graffiti du « maquis aride », il se rend compte qu’il fait du tourisme dans un endroit que d’autres essaient d’atteindre au péril de leur vie, pour pouvoir vivre justement. La Border Patrol détruit les cachettes de ces pauvres gens alors que, bien évidemment, ils épargnent les points d’eau du PCT. De la même façon, Luke n’est pas plus à l’aise au milieu du luxe. Il vient d’une famille de classe moyenne dans laquelle il a appris la valeur des choses. Toute cette démesure est « too much », surtout lorsque l’on sait que l’unique état de Californie dénombrait près de 150 000 sans-abris en 2020.
Qui soulèvent des questions actuelles
Tout au long de l’album, l’auteur aborde des enjeux actuels, personnels et collectifs. Cela permet au lecteur, en même temps que l’auteur, de faire un cheminement intérieur, de s’interroger et de questionner la société qui nous entoure. Lorsque Luke Healy débute son PCT, les États-Unis sont dans une période de transition entre deux présidences. Barack Obama est sur le point de finir son mandat et « Donal Trump est candidat. » C’est intéressant de voir qu’Americana est sorti en France alors que les États-Unis étaient à nouveau dans une période de transition, avec Joe Biden comme adversaire direct de Trump pour les élections. Dès lors, Luke Healy, loin d’avoir voulu faire un ouvrage politique, pose des questions sur l’avenir. Il nous propose un récit fondé, documenté, authentique et avec une forte dimension aussi bien informative que ludique.
Americana s’ouvre sur la question d’un mur à la frontière mexicaine, qui sépare les deux pays. Promesse de campagne de Trump, en réalité, ce mur existait déjà avant son élection, chose que la plupart des gens ignorait. L’auteur ne dénonce pas réellement, mais il nous amène à nous interroger et ce jeu se passe par le regard, à travers son « moi » dessiné qui tourne la tête vers le mur et nous invite à en faire autant.
Tout au long de l’ouvrage, Luke nous dresse le portrait d’une population américaine transpercée par les inégalités ; entre modernité et traditionalisme. Il fait parler les personnes qu’il rencontre et se sert de ces données comme d’un échantillon de la population américaine. Pourtant, son attitude diffère du journalisme objectif puisqu’il n’hésite pas à donner son avis, à commenter, à exprimer sa subjectivité, son opinion, sans l’imposer. Il le fait de façon assez subtile, sur le ton de l’humour généralement, pour ne pas influencer son lecteur mais plutôt pour mettre en évidence un problème, une situation particulière.
Il est également question de l’environnement. En effet, on apprend que le désert autour de Los Angeles était composé de champs avant. Mais, pour les besoins de la ville, « on a construit l’aqueduc pour détourner toute l’eau vers L.A. » Ainsi, à chaque image d’abondance semble correspondre une partie plus sombre que l’auteur dénonce. Alors que Luke reprend son chemin dans le désert, il dit qu’il est « difficile de ne pas penser aux pelouses bien vertes de Malibu en traversant cette fournaise aride ». Les inégalités entre les différents paysages témoignent précisément des inégalités entre américains.
Finalement, tout au long d’Americana, on retrouve aussi des questions relatives à l’Irlande et, particulièrement, à son économie. La génération « immigration » étant une « génération sacrifiée » à cause de la crise économique de 2008. « Le chômage des jeunes dépassait les 20% » ce qui les a forcés à partir, à s’installer ailleurs. Les employeurs étaient submergés et les candidats « surqualifiés ». C’est notamment pour cette raison que Luke Healy, après son retour des États-Unis, n’est pas resté en Irlande et a préféré s’installer à Londres.
Le mot de la fin
Luke Healy nous livre un récit personnel émouvant, tout en documentant et en immortalisant cette Amérique qu’il a tant aimée et qui l’a tant fait souffrir, à travers son expérience du PCT. Americana est un témoignage, qui donne à voir, autant qu’à entendre, qu’à sentir, qu’à toucher et qu’à ressentir l’Amérique et ses habitants mais aussi la nature, à travers des angles d’entrée variés : le passé, le présent, le futur, le personnel, le collectif… Il est aussi un témoin privilégié de la « génération immigration », cette génération de jeunes irlandais qui ont nourri le rêve d’un ailleurs meilleur.
C’est le récit authentique d’une expérience inédite qui permet d’aborder des sujets qui nous parlent à tous : l’American Dream, Hollywood, la crise, l’écologie, la souffrance, la quête identitaire, le deuil, la politique, la relation aux autres, mais aussi le statut d’auteur de BD… Luke Healy n’a pas produit une simple énumération de faits figés dans le temps ; Americana rend compte d’une actualité, d’une société en mouvement, qui évolue, qui s’interroge, nous interroge et se développe encore. C’est peut-être ça le vrai concept de l’Americana ? Accepter de voir la réalité telle qu’elle est, sans artifice, trouver des solutions pour vivre avec et l’améliorer tout en ayant conscience qu’elle ne pourra jamais être parfaite. Et tout cas, c’est une petite pépite que nous vous encourageons à découvrir si cela n’est pas déjà fait.