À l’occasion de la ressortie sur Netflix du film Good Time des frères Safdie ce mois-ci, faisons un tour d’horizon sur la carrière des deux new-yorkais et leur ascension au carrefour d’un cinéma indépendant américain se faisant de plus en plus rare.
Mumblecorps
Safidie brothers / Arnold Daniel
Boston, 2006. Joshua et Benny Safdie sont tous deux étudiants à la Boston University College of Communication. Déjà cinéphiles et cinéastes amateurs, bercés par un père amoureux du cinéma communiquant avec eux et les éduquant à travers les films et ayant filmé toute leur enfance à travers sa caméra super 8, les deux frères rencontreront à l’université Brett Jutkiewicz, Alex Kalman, Sam Lisenco et Zachary Treitz. Ensemble, ils lanceront le collectif Red Bucket Films et certains se lieront même dans la durée au travail des Safdie à l’instar de Sam Lisenco en tant que directeur artistique.
Très vite, leurs travaux, en particulier des courts-métrages au départ, vont s’inscrire en grande partie dans une mouvance bien particulière du cinéma indépendant américain du XXIe siècle alors en pleine ébullition, le Mumblecore. Moyens limités et naturalisme exacerbé, le Mumblecore, bien que difficile à définir ayant pris de multiples formes, suit les pas d’un cinéma américain totalement libre, très inspiré par le travail de John Cassavetes et de la Nouvelle Vague. Acteurs non professionnels, une très grande part d’improvisation ainsi qu’une recherche d’un cinéma direct, souvent documenté, prennent place dans des décors réels. Joshua et Benny Safdie ne manqueront pas d’explorer, tout au long de leur filmographie, un cinéma libre et expérimental.
Cinéma new-yorkais confidentiel mais remarqué
The Acquaintances of a Lonely John / Red Bucket Films
Très rapidement, le cinéma des Safdie, d’abord séparément, va jouir d’une véritable reconnaissance instantanée bien que restant assez intime. C’est en 2008 que Ben Safdie verra son premier court-métrage The Acquaintances of a Lonely John présenté au Festival de Cannes à la Quinzaine des réalisateurs. Les bases sont déjà là, l’étudiant démontre un véritable regard naturaliste, travaille la lumière naturelle et officie sur quasiment tous les postes clefs de son film y jouant également le rôle principal.
Joshua, quant à lui, après avoir réalisé plusieurs courts-métrages, est approché par Partners & Spade pour concevoir un scénario et réaliser de courts projets. Toujours produit en grande partie par Red Bucket Films, le projet deviendra finalement son premier long métrage et sera acheté par de nombreux distributeurs notamment en France où, comme Benny, il sera à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 2008. Son interprète et co-scénariste, Eleonore Hendricks, remporte le Prix d’interprétation au Festival EntreVues de Belfort. Bien qu’ayant un accueil mitigé, notamment de la part de la critique américaine, The Pleasure of Being Robbed de Josh Safdie s’inscrit dans un cinéma singulier composant les bases d’une filmographie à venir très impressionnante. D’abord, de part l’un des sujets clefs des frères Safdie : la ville de New-York et à travers elle une recherche d’authenticité quasi-documentaire, l’intérêt pour les marginaux ainsi que l’envie de composer des moments rares à travers l’improvisation et l’expérimentation.
C’est à partir de l’année 2010 que Josh et Benny décident de s’associer pour réaliser Lenny and the Kids (Daddy Longlegs aux USA) qui sera présenté également à la Quinzaine des réalisateurs sous le nom de Go Get Some Rosemary. Le film remportera en 2011 le John Cassavetes Award aux Independent Spirit Awards et sera nommé dans de nombreux festivals à travers le monde. Véritable ode au cinéma des années 70 de John Cassavetes, le film lancera pour de bon le cinéma des Safdie prônant une indépendance totale s’inscrivant toujours dans le mouvement Mumblecore. C’est définitivement avec Mad Love in New York (Heaven Knows What aux USA) que les frères Safdie vont s’installer dans le paysage du cinéma américain indépendant de l’année 2014.
Tout commence à partir de la rencontre de Josh Safdie avec la jeune héroïnomane Arielle Holmes dans les rues de l’ouest de Manhattan. Le réalisateur va la convaincre d’écrire son autobiographie pour se mettre en scène, par la suite, sous les yeux des deux frères. Le film, malgré un rythme boursouflé et un récit inégal, est une suite envoûtante et tout en maîtrise de cette recherche du cinéma direct qui traverse la carrière des deux réalisateurs. Caméra embarquée, Joshua et Benny Safdie filment les rues de New-York d’une façon unique s’appropriant son esthétique tout en s’y plongeant pleinement de manière intime nous immergeant dans le quotidien de la jeune femme. Mad Love in New York sera présenté en 2014 à la Mostra de Venise et sera nommé dans de prestigieux festivals, gagnant notamment le prix de la meilleure réalisation et du meilleur film au Tokyo International Film Festival. Ce film marquera un véritable changement dans la carrière des Safdie s’ouvrant par la suite, malgré eux, à un cinéma beaucoup plus industriel. C’est l’envie manifeste que témoignera Robert Pattinson à jouer dans leur prochain film qui finira de convaincre les deux frères de se tourner vers la fiction et un cinéma plus mainstream avec Good Time en 2017, en compétition officielle pour la Palme d’or à Cannes.
Good Time, furieux alliage cinématographique
Good Time / A24
Disponible depuis le 14 septembre sur la plateforme Netflix, Good Time est une excellente entrée en matière pour découvrir la filmographie des Safdie. Explorant une jeunesse désillusionnée, mortifère et pourtant si fraternelle, Robert Pattinson y campe l’un des plus beaux rôles de sa carrière interprétant un personnage à la fois très intimiste et étant un prête-nom de toute une génération new-yorkaise.
Good Time a toutes les caractéristiques d’un premier film. En effet, percutant et très généreux, le film des frères Safie est épatant bien que souffrant d’un trop plein artistique multipliant les techniques et se révélant être un improbable polar, parfois assommant, lorgnant autour de l’actioner au film de genre pur. Gardant toujours à l’esprit l’héritage indépendant de leur cinéma et leurs racines mumblecore, les deux frères sont toujours multi-tâches en véritables faiseurs et s’attaquent eux-mêmes à plusieurs départements du film, Benny Safdie ira même jusqu’à jouer l’un des personnages principaux. Leur recherche d’un cinéma direct plane toujours sur Good Time filmant la plupart de leurs courses poursuites dans les rues de New-York, qu’ils connaissent par cœur, au milieu des passants ou se permettant de filmer les séquences carcérales dans une vraie prison américaine entourée de détenus jouant leurs propres rôles.
Pourtant, Good Time est aussi un film très référencé, tentant une nouvelle fois de rendre hommage au cinéma de John Cassavetes en essayant de le jumeler à celui de Martin Scorsese. Les frères Safdie tentent ici un pari impossible mais extrêmement intéressant dans une démarche cinématographique rare explorant la fiction avec un regard expérimental et artisanal. Good Time est davantage une proposition d’auteur qu’un film codifié répondant à des schémas gagnants. C’est en cela qu’il est un film remarquable, prenant les genres et leurs influences littéralement comme un terrain de jeu allant même jusqu’à faire évoluer les personnages dans une fête foraine pendant tout le dernier quart du film au carrefour des expérimentations aussi bien visuelles que purement cinématographiques. À la manière d’un Robert Pattinson, impérial dans le film, « voulant être vu et filmé comme un acteur récupéré dans la rue […] voulant disparaître » comme le rapportaient les frères Safdie au Guardian en 2017, Good Time est aussi bien un film providentiel qu’inclassable pour le duo de réalisateurs. Pourtant, c’est bien l’année 2019 aux États-Unis qui fera passer Joshua et Ben Safdie dans une autre dimension, auteurs d’un véritable tour de force disponible également sur Netflix en exclusivité depuis le début de l’année.
Uncut Gems, une ascension fulgurante à la croisée des savoir-faire
Uncut Gems / Netflix
Le long-métrage Uncut Gems était le projet de la décennie pour les frères Safdie. Imaginé des années auparavant leur précédent film Good Time, c’est pourtant celui-ci qui leur permettra de donner vie à un film longtemps rêvé. Uncut Gems c’est d’abord un film prodige, un film embrassant le genre du thriller lui donnant un souffle exceptionnel étant un digne hériter du cinéma de Martin Scorsese, producteur exécutif sur le projet.
Ayant digéré leurs influences et leurs techniques, les frères Safdie réussissent l’exploit de se réinventer tout en proposant un emblème de l’ensemble de leurs travaux. Uncut Gems c’est surtout un acteur, Adam Sandler, portant sur ses épaules l’un des rôles les plus impressionnants de ces dernières années et sans aucun doute son meilleur rôle au cinéma. Il donne ses traits à un personnage purement fictionnel, Howard Ratner, bijoutier juif survolté à mi-chemin entre un anti-héros scorsesien et un personnage tragi-comique. Le dernier long métrage en date de Joshua et Benny Safdie n’est pas étranger à leur manière de se raconter également à travers leurs films. Juifs, les Safdie n’hésiteront pas à s’influencer de leurs origines pour travailler sur le film dépeignant le monde du Diamond District, un endroit très secret situé sur la 47e Rue au cœur de Manhattan. Le personnage représentant à lui seul tous les clichés du juif américain utilisés dans le film par les Safdie comme des « super-pouvoirs » de leurs propres mots. Les deux frères apprendront pendant de longs mois à dompter le quartier durant les repérages et les sessions de recherche ayant déjà un passif très prononcé avec ce « quartier des diamants » où leur père, durant les années 80, travaillait leur rapportant des anecdotes et des histoires à l’origine même de leur envie de le mettre en scène des années plus tard.
Les frères Safdie, toujours dans cette recherche d’authenticité si féconde dans leur carrière, filmeront d’ailleurs de véritables bijoutiers du quartier pour y apporter une énergie concrète. Ils feront même appel à l’un des fils d’un célèbre jeweler pour interpréter l’aîné du personnage principal. Durant le film, Kevin Garnett, célèbre basketteur américain, y joue même son propre rôle et Adam Sandler porte plus de 400 000 dollars de bijoux sur lui. Les frères Safdie confronteront dans Uncut Gems de nouveau la fiction avec le monde réel en quête d’un naturalisme toujours aussi ahurissant presque chimérique.
Le duo de réalisateurs, au-delà d’une quête toujours plus aguerrie de se poser le question du réel au cinéma, prendront aussi la possibilité de mettre en scène Uncut Gems avec des moyens considérables, venant d’un cinéma indépendant à la production modeste, comme un véritable défi technique en réalisant un film très stylisé aux multiples formats utilisant un nombre colossale de lentilles anamorphiques pour rendre un New-York unique. C’est Darius Khondji, célèbre directeur de la photographie franco-iranien, ayant notamment travaillé sur le film Seven de David Fincher, qui se chargera d’une bonne partie technique se confrontant à des outils qu’il n’avait jamais utilisé auparavant dans sa carrière.
Enfin, Uncut Gems c’est une bande originale à la croisée des influences et représentant à elle seule toute la beauté du film. Daniel Lopatin, déjà auteur d’une composition singulière avec Good Time, signe ici une musique magistrale entre le grec Vangelis et des samples du film Akira de Katsuhiro Ōtomo composé, à l’époque, par le collectif Geinoh Yamashirogumi. Un élan musical très référencé à l’image d’un film brillant aux qualités considérables, se rangeant potentiellement dans les classiques modernes du genre, à voir ou à revoir sur Netflix. En attendant la suite d’une carrière certainement étincelante, les frères Safdie venant de signer un contrat avec HBO au mois de mai dernier pour y réaliser leur tout premier projet télévisé, vous pouvez découvrir ou redécouvrir gratuitement le dernier court-métrage en date de Josh et Benny Safdie avec Adam Sandler.