« Dernier train pour Busan » : une question de regard(s)

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JustFocus vous propose de découvrir la nouvelle vidéo de Play / Stop. Au programme cette fois-ci : Dernier train pour Busan, un film d’horreur coréen, sorti dans les salles françaises en août 2016. La thématique des regards y est abordée, dans cette pertinente analyse cinématographique.

 

Cinéma et regards : une longue histoire

Que ferions-nous sans le regard de l’autre ? Et que serait le cinéma sans tous ces regards ?

Très tôt dans l’histoire du cinéma, les réalisateurs ont compris que maîtriser la logique de ces regards, c’était maîtriser la compréhension des spectateurs. C’est peut-être l’élément le plus fondamental du langage cinématographique. Le cinéma est avant tout un art du mouvement et de l’action. Il est donc naturel pour notre cerveau d’adopter instantanément le regard de l’autre sur l’écran, ainsi que son point de vue. De fait, si la fameuse règle des 180° est brisée, il y a indubitablement une gêne ressentie par le spectateur.

Mais sortons de la technique et parlons plus globalement de la place de choix qu’occupe le regard dans l’expérience cinématographique. Que peut-il dire sur notre condition ?

Une des plus belles utilisations récentes de ce grand thème du regard au cinéma est à trouver du côté de la Corée du sud, dans un film de genre qui semble d’apparence tout bête : Dernier Train Pour Busan de Yeon Sang Ho.

J’ai déjà vanté son fun à toute épreuve dans mon top 10 de 2016, ainsi que sa qualité d’écriture qui prenait soin de jouer jusqu’au bout avec son concept. Mais je m’étais gardé de vous exposer ce qui était véritablement précieux pour moi dans ce film.

 

Dernier train pour Busan : mise en scène du regard

Concentrons-nous sur une scène au tout début du film. Dans cette scène, un père et sa fille (que nous allons suivre tout le long), essayent de se réconcilier alors qu’il n’a pas pu la voir chanter à l’école et qu’elle veut retourner chez sa mère à Busan. Le découpage de la scène est très classique. C’est avant tout une scène d’exposition censée nous montrer la dynamique de ces deux personnages. Pas vraiment de fantaisie donc.

A la base de ce découpage, il y a l’ « establishing shot » ; un plan large permettant de situer le décor, l’espace et la position qu’occupent les personnages à l’intérieur. Dans cette scène, va naturellement se découper le sempiternel champ et contre-champ, régi normalement selon la règle des 180°. Chaque champ se divisera dans des cadres plus ou moins serrés pour varier un peu du montage total.

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L’incommunicabilité est au cœur de la scène (la fille fait la tête et le père tente de se faire pardonner). Comme dans toute bonne mise en scène, nous n’avons pas besoin des dialogues pour le comprendre. Si ce n’est pas par la position pure de ses cadres, très classique, c’est dans d’autres détails que le réalisateur nous fait passer ce sentiment.

Avec le jeu de l’amorce

Exemple d'amorce
Exemple d’amorce

Dans un champ / contre champ classique, pour faciliter la compréhension, le champ de chaque personnage contient généralement l’épaule de son interlocuteur. C’est ce qu’on appelle l’amorce. Ici, sur le champ de la fille, l’amorce de son père est absente. Si nous remarquons son absence c’est que sur le champ du père, l’amorce de la fille est bien là. A mesure que les plans se succèdent l’un après l’autre, on comprend que le père est littéralement absent de l’univers de sa fille. Celui-ci tente dans cette scène de recréer un lien avec elle, ou plutôt avec son ombre…

Le deuxième élément important pour faire passer ce sentiment d’incommunicabilité se trouve dans :

Le jeu des acteurs

Si l’on fait bien attention, on remarque que chaque mouvement de la tête est en quelque sorte chorégraphié pour que les acteurs ne croisent jamais le regard de l’autre. C’est un petit ballet étrange dans lequel ils se fuient littéralement du regard. On ressent la gêne, que leur véritable problème est peut-être justement de ne pas arriver à se regarder dans les yeux. Il y a également la façon dont les personnages sont positionnés dans la scène : côte à côte. Une position qui ne semble pas appropriée pour faire un dialogue. En effet, il faut un effort pour attraper le regard de l’autre.

Et pour finir avec le déroulé de la scène, le contre-champ sur la fille va subitement évoluer en y intégrant pour la première fois :

L’amorce du père

Il vient de lui donner son cadeau et nous pensons dans ce plan que ce présent va résoudre l’affaire. Qu’un lien va se créer, et que l’absence du père va être comblée. Or, la fille continue à faire la tête. Et si le père entre dans son champ de vision comme dans son cadre, c’est afin de l’interpeller d’une triste ironie sur quelque chose qu’il n’avait pas vu dans la pièce. Tout comme nous.

Voilà comment Yeon Sang Ho traite une scène classique comme celle-ci. Tout n’est que question de regards. Que ce soit du côté de la mise en scène pure (puisque la scène marche grâce au jeu de l’amorce et l’utilisation du hors-champ), mais aussi du côté de la thématique. C’est en effet parce que le père ne fait pas attention à sa fille qu’il n’a pas remarqué qu’il avait déjà acheté ce cadeau.

Pour aller plus loin encore, je pourrais dire que l’entièreté du Dernier Train pour Busan repose sur une déclinaison particulière.

 

La déclinaison du thème du regard

On ne compte pas le nombre de scènes qui consistent juste à voir quelque chose, à se cacher du regard des autres ou encore à refuser de voir les choses devant soi. Au final, le concept même du zombie repose sur ça.

Si tout dans ce film tourne autour de cette idée du regard c’est, comme tout bon film catastrophe, ce que Dernier train pour Busan est objectivement. Le film questionne la société sur :

  • Comment recréer du lien ?
  • Comment se comprendre à nouveau ?

Ces questions sont un sujet brûlant pour la Corée du Sud, notamment avec ce qu’ont fait ressortir les scandales de corruption de leur présidente dévoilés au grand jour. Pourtant le réalisateur arrive à pousser son thème sur :

Un message finalement plus universel

En se concentrant sur une microsociété faite de stéréotypes, avec un groupe de personnes coincées dans un train, Yeon sang ho utilise la situation et l’architecture de son décor principal pour forcer ces individus de prime abord éloignés idéologiquement à se confronter véritablement.

C’est ainsi que ressortent les ressorts dramatiques du film. C’est également ce qui fait avancer le récit, et qui se joue sur le fait de se confronter au regard de l’autre.

Toute la mise en scène joue sur cela également. Au point où le parcours des deux personnages principaux de ce père et sa fille va notamment consister à retrouver le regard de l’autre, à se dire la vérité, comme cela est montré dans cette magnifique scène à la fin du film.

Attardons nous sur cette scène :

La métaphore visuelle est là, la silhouette du père se reflète dans les yeux de sa fille. C’est picturalement explicite : ils sont de nouveau liés, plus de mensonges, plus d’amorce frustrante parce qu’absente.

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L’ « establishing shot » est également percutant. Il rappelle que les autres plans larges les concernant avant (dont le premier que nous avons vu), les montraient toujours côte à côte ou avec les regards allant dans des directions différentes. Ce plan apparaît comme un soulagement . Ils sont enfin face-à-face comme s’ils avaient atteint l’élixir de leur quête. Et c’est entièrement le cas d’un point de vue structure scénaristique pur.

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Le réalisateur poussera même la métaphore de leur évolution jusqu’à un autre plan un peu après. Après avoir appris à se regarder dans les yeux, ils regardent finalement dans la même direction.

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C’est donc en travaillant continuellement et subtilement cette idée du regard dans sa mise en scène que Yeon Sang Ho, qui signe ici son premier film, semble donner un peu plus de poids à son Dernier train pour Busan, en s’écartant d’un simple un spectacle populaire sans fond.

 Au travers de ces images, en dehors de l’histoire dépeinte, le réalisateur semble interpeller le spectateur sur une société actuelle qui porterait des œillères sur les vrais problèmes qui la gangrènent. Une société qui, en s’illusionnant par le biais de la télévision, les promesses irréalisables, n’aura pas simplement vu son voisin affamé, mais qui cache une masse prête à tout renverser. Et quand il semble trop tard pour s’en apercevoir de nos propres yeux, il suffit de tendre l’oreille.