Suite du récit de la Route du rock 2016, avec la journée de samedi, qui malgré l’annulation de The Field a su faire perdurer l’engouement de la veille, avec notamment les toujours aussi émouvants Tindersticks, les coqueluches La Femme, et les prestations nocturnes de The Suuns et Battles, des électrochocs dont on ne se remet toujours pas. Rédigé par Piotr Grudzinski, Ninon Bernard et Douce Dibondo
Requin Chagrin
Direction la belle plage du Bon Secours pour le premier concert de la journée. Les quatre membres de Requin Chagrin sont comme un poisson dans l’eau dans cet écrin parfaitement adapté à leur surf pop mélancolique. On a le plaisir de retrouver dès le début du set le titre qui les a fait connaître, l’irrésistible « Adélaïde ». Le requin n’a pas l’air de s’être remis de son gros chagrin, car c’est bien le spleen qui transpire à travers les guitares saturées et les nappes d’un synthé studieux. Une mise en jambe de qualité pour démarrer ce jour 2 à la météo une nouvelle fois radieuse. Après une rapide baignade et une sieste au soleil (nécessaire pour se remettre de nos péripéties de la veille), l’équipe de Just Focus prend la route vers le Fort Saint Père pour passer aux choses sérieuses.
Ulrika Spacek
Nous n’avons pas pu assister malheureusement à ce concert, avec regret : cet excellent groupe londonien très giutar oriented (pas moins de 3 sur scène) donne dans le gros son psyché, dans une veine similaire à celle de Psychic Ills au même endroit la veille. Sauf qu’ici on va privilégier une production plus rêche et des séquences répétitives, qui rappellent Spacemen 3 ou le krautrock de Neu!
Luh
On enchaine donc les festivités avec Luh, formation captivante composé de Ellery James Roberts, ex chanteur de Wu Lyf. Nos oreilles ronronnent de plaisir, comblées de retrouver cette voix habitée et reconnaissable entre mille. La chanteuse Ebony Hoorn qui complète le duo, en a presque du mal à se faire une place au soleil. Leur dark pop, tantôt lascive, tantôt enragée, ne laisse pas les festivaliers indifférents.
Tindersticks
« Je ne peux pas les rater les mecs ! Je vous le répète, je ne peux pas rater la voix de velours de Stuart Staples !» lance un voisin de camping, les yeux plein d’étoiles et le regard vague. On se fera reprendre une deuxième fois et c’est tant mieux. Il est 20h55 et les anglais du groupe Tindersticks passent dans une vingtaine de minutes. Depuis leur premier album sorti en 1993, sobrement intitulé Tinderstiscks, l’évolution du groupe formé à Nottingham est notable mais la patte des dignes descendants de Baudelaire est restée intacte. Le sextet à ses débuts, n’est plus que trio mais rien ne se perd, tout se transforme. Avec leur dernier album, The Waiting Room sorti en janvier 2016, la voix feutrée du chanteur Stuart Staples fait vrombir une angoisse, tandis que Neil Fraser à la guitare assène à coups de bends toute la douce mélancolie, une sorte de saudaje teinté de soul et de rock. Morceau après morceau, David Boulter au piano effleure la maladie dont semble atteint le groupe : le spleen du siècle. Lorsque le chanteur entonne We are dreamers, un silence réceptif prend place dans le public. Elévation des sens, émulsion nostalgique, mélodies vaporeuses… Tindersticks emprunte le chemin du beau et de l’esthète avec un naturel et une nonchalance déconcertants.
Exploded View
Ex journaliste politique devenue chanteuse, Anika, leader de Exploded View, s’était déjà illustrée avec un album solo en 2010 assez remarqué, où elle reprenait des standards de Bob Dylan, des Kinks, etc… à la sauce post-punk et proto-techno. Aujourd’hui, son nouveau groupe poursuit un peu cette veine de rock sale et perturbé, mais la voix plaintive et féminine, un peu comme celle de Debbie Harry ou de Monika, donne un contre-champ sonore sensible intéressant. Sa performance à la Route du Rock devait convaincre les spectateurs d’aller jeter une oreille plus attentive en vue du nouvel album du groupe – éponyme – qui sort le 19 août. Sur scène, la présence taciturne de la chanteuse hypnotise de prime abord. Puis sans surprise, on se sent loin d’elle et des maux qu’elle chante. Il y a comme une barrière invisible entre notre sensibilité et la leur. Pourtant tous les éléments sont là pour une recette qui sent bon le rock psyché, la mélancolie des balades introspectives sur la route d’un long voyage vers une terre inconnue. Une route qui s’est un peu éternisée pour le public qui n’a pas réagi avec excès de joie et de cris face au groupe. Gageons toutefois que l’écoute de l’album loin du far de la mise en scène et des attitudes, touchera la corde sensible des amateurs du genre.
La Femme
Très attendus par le public qui s’est amassé vers la scène du Fort en grand nombre, La Femme font une entrée en grande pompe sur « Sphinx », premier extrait ambitieux du 2ème album, qui sera disponible à la rentrée. L’occasion idéale pour la bande de nous faire découvrir d’autres titres de ce nouveau disque, tel que l’ovni au titre évocateur « Mycose ». La Femme est en forme ce soir et la magie opère. Nous voilà en train d’exécuter nos premiers pas de danse du weekend. Ambiance planante sur le mystérieux « It’s Time To Wake Up (2023) » puis lâchage collectif durant leur tube « Sur la Planche ». Un concert réussi, qui laisse présager de bonnes choses pour la suite ! On pense tenir le meilleur moment de cette deuxième journée tellement les français ont placé la barre haute, mais c’est sans savoir ce que nous réserve Suuns, programmé plus tard dans la nuit.
Suuns
Attendu avec impatience, les montréalais de Suuns aura laissé un souvenir très prégnant, de par la force de leur live. Leur 3 ème album « Hold/Still » est à l’image des protagonistes et de Ben Shemie en particulier : sombre, éthéré, cherchant des réponses à des questionnements anxiogènes, sur l’intime comme sur l’état du monde actuel, trouvant des exutoires et des refuges à travers la puissance. De tout ça ressortent des morceaux en ébullition, des éruptions de cordes, batterie et voix, ponctués par des arrangements digitaux qui apposent à ce son d’obédience noisy une tension augmentée. On pense à du Alan Vega, à quelques touches de Joy Division, à une arrière-base légèrement dubstep (notamment les infrabasses) : vous l’aurez compris, on rigole pas trop avec Suuns, mais on endure une expérience cathartique, de laquelle on ressort renforcé. Car cette dureté musicale a le don de comporter des moments euphoriques qui, par miracle, sont cohérents avec la noirceur générale de l’album. Une inévitable attirance, une évidente curiosité à venir devant la scène du Fort en ce samedi soir, et un irrésistible frétillement parcourt ceux qui ont décidé de s’abandonner à leur univers. Finalement, comme ce que peut dire souvent Shemie en interview, la chose la plus sure qu’il nous reste à développer est le corps, dans ses expressions les plus diverses, dans ses laideurs comme dans ses jouissances. La performance de Suuns, très physique, a été entière, leur son enveloppait tout le parterre des spectateurs, médusé et happé par l’implication et la sueur des musiciens. On en ressort pas indemne, et on se gonfle d’espoir sur ce que peut inspirer les tristesses de ce monde : une réaction physique et musicale salutaire.
Battles
Après l’annulation des tant attendus The Field, c’est une heure de flottement qui nous sépare du concert des Battles. Le public est impatient, le groupe de (math)rockeurs est attendu comme la pluie en plein désert. Un mix de Tech House essaie tant bien que mal de combler le vide…Avec ce groupe New-Yorkais, la comparaison est vite faite avec leurs aînés King Crimson, Gong ou encore Steve Reich. Ceux-ci plutôt catégorisés dans le style rock progressif ou expérimental, frôlent les frontières de celui du trio Battles, le math-rock. C’est la rencontre d’un Ian Williams hypnotique (à gauche de la scène), à la guitare et au synthétiseur, d’un John Stanier (au centre) énergique à la batterie et d’un Dave Konopka(à droite) à la basse, technicien à souhait. L’influence du rock progressif, mais aussi de musiques électroniques – en atteste leur signature chez Warp – sue à travers les chemises du trio. Les auditeurs accoutumés retrouvent donc le math-rock qui leur est cher, le spectateur du premier rang sera bluffé, comme toujours, par la dextérité du guitariste-clavier Ian Williams. Son incroyable jeu, léger, véloce et multi-tâche, jouant d’avance des séquences qui, auto-samplés grâce au looping, donne l’impression qu’il joue pour 3. Saluons aussi le choix des morceaux pour un cadre comme le cadre guerrier du Fort de Saint-Père: la dimension théâtrale, voire rococo de « Futura » ou « Atlas », démesurés et épiques, seyaient parfaitement. On ressort consolé de l’annulation de The Field, qui aurait pu amener la soirée, déjà grandiose, dans des sphères plus électroniques non moins captivantes.