Critique « Là où gisait le corps » de Brubaker et Phillips

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Chaque sortie du duo Brubaker – Phillips est un évènement pour les fans de polar en bd mais Là où gisait le corps publiée chez Delcourt propose une variation avec leur première enquête criminelle.

Là où gisait le corps, de Chandler à Christie

Là où gisait le corps marque une rupture formelle dans l’œuvre de Brubaker et Phillips. Les deux auteurs sont des spécialistes du polar mais ils avaient le plus souvent réalisés des récits criminels sombres proche de Raymond Chandler. Ce récit complet est leur premier « WhoDunnit », un récit enquête où le ou la coupable n’est révélé qu’à la fin. Ce genre se retrouve jusque dans l’aspect du livre. Derrière la couverture, on trouve un plan du quartier avec une légende et l’emplacement du cadavre. Ensuite, un portrait des neuf protagonistes principaux avec une phrase descriptive aide à me repérer.

Comme dans les romans, le cadre de l’enquête est banal mais ce rêve du quotidien dissimule de nombreux secrets souvent autour du sexe. Comme chez Agatha Christie, on cherche d’abord qui va mourir. La première partie est une présentation de chaque personnage par un chapitre avec une liaison entre eux car ces voisins se croisent. La construction de Là où gisait le corps fait réfléchir à la vérité. On ne ment pas toujours mais chacun a juste une vision différente des faits. Il y a même un chapitre où deux amoureux veulent donner des versions différentes des années après.

Ce jeu démontre également le brio scénaristique. Dans les premières pages, une voisine parlant au lecteur comme dans un documentaire présente l’histoire d’une maison devenue un point de tension du quartier par l’installation de jeunes marginaux puis un narrateur extérieur raconte une relation sexuelle adultérine cachée et enfin on revient à cette voisine qui parle directement au lecteur.

En cassant le quatrième mur dans Là où gisait le corps, Brubaker fait du lecteur l’enquêteur davantage que dans les romans d’enquête. Une fois présentés, les personnages se croisent de plus en plus pour arriver à une scène cruciale de rassemblement qui devient presque comique. Le scénariste connaît donc très bien les codes mais sait également les dépasser. Il construit toute une première partie sur un meurtre à venir avant de donner la réponse en dernière page mais ce n’est pas l’essentiel car Brubaker s’intéresse avant tout aux personnages.

Là où gisait le corps ou la violence entre voisins
Là où gisait le corps ou la violence entre voisins

Une mosaïque de suspects

Les multiples personnages sont très riches car Brubaker sait partir références connues pour ensuite construire des êtres crédibles en réalisant des mélanges originaux. Une jeune fille – et non pas un garçon – est une geek fan de comics au point de régulièrement sortir déguisée en super-héroïne mais cette passion est un moyen d’exprimer son caractère. Elle est une cadette d’une famille vietnamienne très conformiste. Cette mosaïque de personnage est construite par Brubaker à partir de souvenirs ou de faits divers comme il le dit en postface. Cette diversité de personnages est justement transcrite par Sean Phillips dans les visages et les corps. Il dessine avec justesse une femme nue en surpoids et on reconnaît toujours chaque personnage.

Là où gisait le corps raconte l’histoire des occupants d’une rue. On commence aux origines par la maison la plus ancienne : une pension de famille datant des années 1930 pour arriver aux habitants actuels. Au décès de la propriétaire, la propriété est contestée entre ses neveux et nièces. Son neveu Sid utilise le lieu pour faire la fête avec des amis. Là où gisait le corps devient l’histoire d’un pays. le premier propriétaire est mort pendant le débarquement de Normandie. Sa veuve en fait une pension de famille où elle accueille de étudiants beatniks. La diffusion des drogues à partir des années 1960 a des effets sur la petite criminalité.

Comme dans leur précédente œuvre, le crime vient d’une frustration. Cependant, par les multiples personnages, elle est multiple et entremêlée si bien que l’on ne sait pas qui va tuer en premier. Elle est sociale (un manque de reconnaissance), familiale mais aussi sexuelle ou amoureuse. Un triangle amoureux classique est vite remplacé par une relation plus complexe. Sean Phillips dessine avec modernité le sexe. Sans vulgarité, la représentation est frontale.

L’essentiel est le désir et la jouissance ce qui est rare en comics. Les dangers de la drogue sont montrés sans ambiguïté mais surtout sans un jugement moral stéréotypé. La frustration déclenche un engrenage de mensonges. Un homme ordinaire s’invente un élément différent pour se valoriser à un moment. Cependant, par amour, il est contraint de maintenir le mensonge.

Là où gisait le corps est une nouvelle réussite du duo Brubaker et Phillips. Le scénariste sait me surprendre avec des rebondissements non pas sur les péripéties mais sur les personnages.

Retrouvez d’autres titres de ce duo avec L’été cruel et Fondu au noir.