De courtes visites sanglantes à Sin city

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Dans son sixième tome, Des filles, du flouze et des flingues, la saga Sin City change de braquet en passant d’une longue étape à des petits sprints.

Différents récits dans une même ville

Le scénariste, dessinateur et coloriste Frank Miller est le maître d’œuvre de la saga Sin City. Son génie est aussi célèbre que son caractère orageux.  Il adore déstabiliser le lecteur et ce sixième volume le prouve. Le lecteur était habitué à des séries limitées à un livre mais assez longues. Au contraire, le sixième tome est composé de courts récits en un épisode publiés dans des revues ou des suppléments gratuits.

Au fil de son inspiration, Miller a développé des récits de tailles très différentes de quatre pages à plus de vingt. Et derrière la porte numéro trois s’intéresse au monde des prostituées. Le client a toujours raison est un récit étrange sur un vendeur et une cliente. La poupée était en rouge suit une enquête sur un meurtre. Douce nuit est une marche sanglante le jour de Noël. La petite fille à papa est un coup de pied dans la face des bien-pensants. Gras double et Minus s’amuse à reprendre deux malfrats secondaires d’un récit précédent dans un récit très drôle. Les rats est une plongée dans la paranoïa typique de la guerre froide avec la peur de l’apocalypse nucléaire. Les yeux bleus décrit tout d’abord une paranoïa individuelle avant de montrer les débuts d’une tueuse. Un samedi soir comme les autres décrit une difficile soirée de Marv

Ces nouvelles sont aussi l’occasion de prolonger l’expérience graphique. Miller travaillant en indépendant et quasiment seul a un vaste espace de liberté et s’y amuse. C’est dans le dernier récit qu’il introduit la couleur dans Sin City. Par un choix très restreint, la couleur focalise le regard et devient symbolique : le rouge pour la mort et le désir. Il reprendra cette technique dans Ce salaud en jaune. Douce nuit est quasi intégralement sans dialogue, met en valeur la splendeur visuelle de Miller. La mise en page n’est qu’une pleine page. Il ne cesse de jouer sur les contrastes comme le ciel noir et la neige blanche, la légèreté des flocons et le corps massif de Marv. À l’inverse, Les rats multiplie le texte parfois sans aucun sens pour montrer le flux de pensées d’un fou. Le trait est souvent plus sale. Miller quitte l’épure quasi géographique pour un style plus conventionnel, mais ces traits heurtés s’inscrivent dans la description d’une ville salie par la pauvreté et la violence.

Une histoire silencieuse dans Sin City
Une histoire silencieuse dans Sin City

Des thèmes récurrents

Ce recueil reprend l’édition de 1988 qui ne respecte pas la chronologie mais donne un autre sens à l’ensemble. Les récits de Sin City retrouvent les codes des films noirs et donc des polars. Un titre fait référence à un roman de William Irish. Il y a une enquête, une course-poursuite et des échanges de coups de feu. On est dans un milieu interlope.  Plusieurs récits suivent des prostituées. Le monde décrit est violent en particulier pour les faibles. La plupart des personnages sont en effet pauvres. Sin City déconstruit le héros. Ils ne sont pas des anges mais des êtres torturés qui réagissent souvent par des actes primaires : la violence et le sexe. Le mythe du sauveur est un leurre. Cependant, Miller ne copie pas ses références littéraires. Il introduit une dimension étrange. Il y a des groupes secrets qui contrôlent les quartiers pauvres. Des gestes permettent de passer des frontières invisibles en montrant son appartenance.

Des thèmes propres à Miller reviennent dans Sin City comme la religion. On trouve Mary qui vivait de son corps et rentre dans les ordres. L’enfance maltraitée est un sujet récurrent pour montrer l’action vengeresse d’un héros. Miller mélange les genres. Après une nouvelle violente, on rit de la bêtises très lexicale de deux malfrats. Ils emploient des expressions complexes mais ont des actes stupides.

On croise aussi d’anciens personnages montrant que Sin City forme un univers partagé de poche. Dans les récits précédents, les loosers se retrouvaient au Kadie’s, un bar de striptease. Dans La poupée était en rouge, on retrouve Dwight, Mary, monsieur Schlubb et monsieur Klump… Ces retrouvailles ne sont pas incompatibles avec l’arrivée de nouveaux personnages : trois récits sur la tueuse Delia. Elle applique à la lettre l’union d’éros et de thanatos. Delia est en formation. Elle refuse la fatalité de la ville mais utilise la séduction pour s’en sortir sans renoncer à l’amour. Elle ne vend pas son corps mais l’offre à celui qu’elle veut.

On revient également dans la fosse du musée préhistorique abandonné. On voit l’opposition des groupes sociaux vivant dans deux quartiers. Mais les riches viennent dans les quartiers pauvres pour assouvir leur soif de violence et montrer qu’ils sont intouchables. Enfin, ils le croient mais l’ordre social s’efface devant la loi du quartier.

La succession de ces nouvelles fait surgir certains défaut. Si Sin City reste davantage une réflexion sur des motifs qu’une vision réaliste du monde, on peut trouver la vision de la femme essentialiste. La plus grande partie des personnages féminins sont toujours associés au sexe. Elles suscitent le désir et l’utilisent pour tromper les hommes qui sont conduits vers la mort par ce désir.

Ce nouveau tome en multipliant les ouvertures est une bonne porte d’entrée même si l’éditeur Huginn & Muninn indique que c’est le sixième volume. On peut y sentir la cigarette et le whisky de Sin city. Au fil des nouvelles, le lecteur hume le mal pour y revenir avec des récits plus longs. Ces courts récits sont un lieu d’expérimentation graphique et scénaristique avant l’explosion finale dans le dernier tome.

Retrouver sur les sites les chroniques du premier tome et du précédent.