L’histoire et la légende se confondent parfois à l’image du Serpent à deux têtes, un roman graphique racontant la rencontre entre un bagnard Anglais et une tribu Aborigène. Pénétrez par cette chronique aux sources de la colonisation.
Une histoire aborigène
Dans le premier chapitre du Serpent à deux têtes, un ancien raconte au cours d’une veillée un combat entre nomades aborigènes. Après la bataille, le retour au village est interrompu par l’apparition d’un homme gris. Pour les habitants, il est la résurrection d’un ancien chef, M’rrangoureuk mais cet homme a tout oublié y compris le langage. Sa peau a été blanchie par le passage dans l’Outremonde. Les hommes du village font tout pour que M’rrangoureuk retrouve sa santé mentale : on lui prépare son repas favori, les hommes lui organisent une grande cérémonie, ils lui construisent une hutte à l’écart du village.
Le serpent à deux têtes nous fait pénétrer sans angélisme dans une culture méconnue. On voit la violence de la guerre puis la tendresse du clan et leur vie : la construction des huttes, la nourriture faite de larves et d’opossums, la domination patriarcale et des anciens, le sexe plus libre et sans tabou. On flirte souvent avec le mythe du bon sauvage et une vision naturaliste des peuples premiers. Le serpent à deux têtes a également un aspect ethnographique. Revenu de l’Outremonde, M’rrangoureuk est d’abord maintenu en marge du village puis, par la transgression, il revient au centre et s’ouvre à son clan. Il reste du côté du féminin lors des combats car un revenant ne peut combattre.
Ayant vu l’inconnu dans l’outremode, c’est M’rrangoureuk qui va négocier avec les Blancs. En effet, les Blancs arrivent en Australie. Cette colonisation est vue du côté des Aborigènes qui subissent un choc culturel. Ils ne comprennent pas ces Blancs. Cette incompréhension se mue en colère car ces Blancs sont arrogants.
Un récit Anglais
Le deuxième chapitre désarçonne le lecteur. Il s’agit des mémoires d’un Anglais inspirées d’événements réels. William Buckley a été exilé en Nouvelles-Galles du Sud à cause d’un simple vol. Ne supportant pas cet esclavage pénitentiaire, il prend la fuite avec deux codétenus. Mais ils ne connaissent rien à ce pays et devront expérimenter pour trouver de la nourriture et de l’eau potable.
Contrairement aux autres fuyards, William ira jusqu’au bout préférant un mort probable au retour au bagne. Il tente de survivre tout en fuyant les barbares forcément anthropophage. Ce sont eux qui le trouvent mais, loin de le cuisiner, ils lui apportent du feu et lui montrent ce qu’on peut manger. Il pense parcourir de longue distance mais tourne en rond autour du bagne. Il perd progressivement les traces de sa civilisation d’origine comme le Robinson de Michel Tournier. Il faudra attendre la fin de cette partie pour comprendre le couloir secret reliant ces deux peuples puis le chapitre suivant inverse le point de vue.
Édité dans la collection Noctambule chez Soleil, Le serpent à deux têtes est l’œuvre d’une seule personne Gani Jakupi,à la fois scénariste, dessinateur et coloriste. Son dessin est proche d’un crayonné évoquant l’art pariétal ou Hugo Pratt mais il peut aussi paraître brouillon. Gani Jakupi limite les couleurs avec un marron omniprésent. Les Aborigènes font partie du paysage, ils sont dans le terre plutôt qu’au-dessus. Au contraire, les couleurs sont plus réalistes dans le chapitre sur Buckley.
Le serpent à deux têtes est une œuvre déroutante au premier abord mais rapidement hypnotique. Gani Jakupiplonge le lecteur dans la complexité de la période. Difficile de cacher le twist au milieu du livre mais cette construction maline est une ode à la tolérance et une critique du racisme. Les sauvages ne sont pas ceux que l’on croit et la civilisation n’est pas forcément la plus tolérante.
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