Les bandes dessinées sur la Seconde Guerre mondiale sont légion mais peu s’intéressent à l’aspect quotidien et encore moins aux vaincus. La Terre, le ciel, les corbeaux choisit non seulement un sujet peu mis en avant mais les deux auteurs italiens le font avec humanité et originalité.
Fuir vers le front
Dans un camp de prisonniers en URSS près de la mer Blanche, un prisonnier allemand prépare sa fuite. Opportuniste, un Italien le suit. Pour éviter qu’il ne signale leur évasion, les deux fuyards capturent un garde soviétique. Ce trio improbable va devoir traverser la taïga en hiver pour rejoindre la ligne de front. Entre le climat très rigoureux et l’armée rouge à leur poursuite, ils vont prendre le temps de se découvrir sans jamais se comprendre.
En effet, les deux auteurs italiens de La Terre, le ciel, les corbeaux, Teresa Radice et Stefano Turconi, gardent les langues originales des prisonniers. L’éditeur français, Glénat, traduit les paroles du prisonnier italien mais pas pour l’Allemand et le Russe sauf quelques mots pour permettre de deviner le sens. Ce choix radical peut surprendre mais il est totalement logique car, comme le lecteur, le groupe a un problème de compréhension. Ce problème est autant concret que symbolique. D’une part, aucun n’a de langue de communication commune. D’autre part, ils ne veulent pas s’entendre car chacun est bloqué par son éducation nationale.
Trois hommes au milieu du froid
Narré par Attilio, La Terre, le ciel, les corbeaux est un témoignage subjectif. Werner est un Allemand bourru et tue sans remords. L’Italien Attilio est plus doux mais il sait remarquablement profiter de la préparation de l’allemand pour fuir. La Terre, le ciel, les corbeaux s’intéresse bien plus aux individus qu’à la guerre. Dans les premiers jours, chacun raconte les motifs de son évasion. Au fil du trajet, le lecteur découvre la complexité des fuyards. L’Allemand qui paraît le plus fort, ne sait pas cacher ses traces et use de violence excessive. Attilio sait, au contraire, dissimuler son passage car il a été contrebandier. Des flashs réguliers de souvenirs montrent son passé. Ils apparaissent sans transition mais très justement en lien avec ce qu’Attilio vit dans le présent : il repense à la mort de sa mère quand il rencontre une paysanne. Très rapidement, c’est cet Italien que l’on préfère non seulement car on le comprend mais surtout pour son caractère de rebelle. Il déteste plus l’Allemand que le Russe car il voit en Werner un représentant brutal de l’autorité. Sans aucune formation, l’Italien psychanalyse Werner pour trouver les failles. Cette étude devient une parabole des nazis : des réprouvés qui aiment sentir leur pouvoir sur les autres et en abuser ; des vétérans regrettant la hiérarchie militaire de la Première guerre mondiale et voulant l’appliquer dans toute la société et dans tous les pays.
La nature est très présente dans La Terre, le ciel, les corbeaux. Comme dans un film de Terence Malick, la force de la nature est illustrée par une alternance de cases sur la guerre et des images de la faune. Cependant, les deux ne sont pas choisies par hasard mais un lien thématique est assuré par le texte : le narrateur parle de l’allemand violent alors que l’on voit un hibou qui chasse.
La guerre du côté des vaincus
La Terre, le ciel, les corbeaux est également un livre sur l’histoire des vaincus. Dans l’ancienne église reconvertie en prison, les conditions de détention sont particulièrement dures. Par une suite d’images très fortes, on comprend les raisons de l’effondrement allemand lors de la campagne de Russie. Les premières pages montrent l’arrivée d’une armée très mécanisée puis, au fur et à mesure que l’Axe s’enfonce dans l’Etat-continent, les machines sont détruites ou bloquées par le froid. L’immense armée devient une foule à pied utilisant des mules. Le lecteur découvre la souffrance physique et psychologique quotidienne des soldats. Il n’y a plus d’idéologie mais une barbarie quotidienne dans les deux camps.
La Terre, le ciel, les corbeaux est la quatrième collaboration du duo italien qui crée ensemble autant sur le papier que dans la vie. Le dessin de Stefano Turconi est éloigné des habitudes de la plupart de la production sur la Seconde Guerre mondiale. Loin d’un froid photoréaliste, la forme est proche de la ligne claire et la colorisation à l’aquarelle est très efficace pour rendre la beauté des paysages. Le scénario est très fin. Chaque chapitre s’ouvre par des citations littéraires russes et se ferme parfois par des cliffhangers : le premier chapitre se termine par ces mots, « ceci est l’histoire de comment je suis mort ». La forme du livre est aussi très aboutie. L’entrée en matière reprend la typographie des machines à écrire de l’époque. En bonus, l’excellente idée d’ajouter la photo en double page du bureau du dessinateur montre ses outils, ses références visuelles, des lectures et des musiques inspirantes liées au sujet.
La Terre, le ciel, les corbeaux est un œuvre sensible sur la guerre et donc très rare. Ce voyage à pied dans la neige est non seulement une lutte pour la survie mais aussi une rencontre humaine, une épopée au fond de l’âme humaine. Restez bien jusqu’au bout car la fin va vous surprendre.
Vous pouvez retrouver d’autres chroniques sur la Seconde Guerre mondiale avec La Part d’ombre et Le dernier secret d’Hitler.