Une nouvelle vague créative s’empare depuis peu de la figure du zombie. Zack Snyder nous a proposé un Las Vegas devenu territoire d’élection d’une société zombie hiérarchisée. Les Coréens avec la série Kingdom ou Netflix avec la Révolution ont sorti le mort-vivant du registre du film d’épouvante pour l’intégrer à la fresque historique. La mangaka Kumiko Suekane, connue pour l’étonnante série Afterschool Charisma, s’empare à son tour de cette thématique. Avec son dessin si raffiné, son amour des univers décalés, elle signe Versailles of the Dead, récit ambitieux au croisement de Lady Oscar, de la Révolution (la série) et du Pacte des Loups. Une œuvre atypique au potentiel immense mais qui se perd dans les fils d’une trame parfois confuse et gérant mal son rythme.
Quand les zombies s’invitent à la table de l’Histoire
1770, la jeune princesse autrichienne Marie Antoinette gagne la France pour rejoindre le dauphin Louis, héritier du trône de France. A ses côtés voyage en secret son frère jumeau qui sert quand le besoin s’en fait sentir de sosie de la reine. Or son convoi aborde un pays ravagé par un mal inconnu qui redonne vie aux morts vivants. Ceux-ci attaquent en pleine campagne la calèche royale. L’ escorte est massacrée, la jeune princesse dévorée. Seul son frère semble avoir survécu même s’il est incapable d’expliquer comment.
Regagnant la cour de Versailles, il décide de se faire passer pour sa sœur et de jouer le rôle de la future reine de France. Si la supercherie est rapidement découverte, le dauphin s’en accommode préférant l’illusion à la vérité. Car la menace des morts vivants s’aggrave et en coulisse des forces s’agitent : certains luttant contre le fléau d’autres l’utilisant. Le roi poursuit lui-même une quête mystérieuse censée éradiquer les zombies. Ce qu’il ignore c’est que le frère jumeau n’est pas revenu totalement indemne de l’attaque et qu’il porte en lui les stigmates d’une force démoniaque.
Versailles of the dead : Du beau et du gore
Les quatre premiers volumes installent une ambiance fascinante et qui ne perd jamais en intensité. En effet Kumiko Suekane s’appuie sur une idée artistique brillante : le décalage. D’un côté elle réalise des dessins extrêmement raffinés, lumineux, réalistes. Les visages dégagent beaucoup de douceur, de sensualité. Les décors expriment à la fois l’immensité des palais, la richesse du roi et la diversité du royaume. Une attention particulière a été portée de plus aux textures : mur, objets. La réalité historique n’est pas non plus négligée. Le lecteur croisera le fameux collier de la reine, se rappellera l’amour des portes du roi ou reconnaître les armes individuelles de l’époque. Il est ainsi très facile au lecteur d’être happé par l’intrigue qui s’inscrit comme une digne héritière de celle de Lady Oscar.
Et d’un autre côté, la mangaka nous livre une histoire de zombies sans retenue. Le gore est en effet très présent. Les tomes trouvent un bel équilibre entre horreur et suggestion. Il n’y a pas de scènes gratuites ou trop longues. Les attaques sont rapides, les cadavres s’accumulent avec ce qu’il faut de gros plans. Le sang, les entrailles, parsèment les pages mais jamais ad nauseam. Et comme le trait reste toujours aussi beau, nous sommes plongés comme dans Le Pacte des Loups dans un conte baroque : une monstruosité sublime.
Un parti pris fascinant, une intrigue qui s’étiole
Kumiko Suekane aime prendre des risques. Non contente d’intégrer les zombies à l’histoire de France, elle en profite pour revisiter à travers le personnage du frère, la figure du chevalier d’Éon. Elle reprend l’idée de base de la série Lady Oscar en inversant le postulat. Ici, ce n’est plus une femme grimée en homme mais le contraire. Elle traite alors astucieusement la figure du frère travesti et de tout ce qu’il déclenche : attirance homosexuelle, paternité. Tout en construisant autour un univers où l’on croise des figures historiques : Napoléon, Cagliostro, Louis XV, les favorites… Figures avec lesquelles elle joue : le futur Napoléon est totalement différent du modèle, le dauphin est beaucoup plus velléitaire que son modèle. La réalité historique est tordue au profit d’une double intrigue jouissive : la lutte contre les morts-vivants, les aventures de la vraie-fausse princesse.
Pourtant à partir du tome 3, la dynamique s’essouffle, le propos perd en efficacité. Il semble d’une part que la structure d’ensemble pâtisse d’un très (trop ?) grand nombre de personnages secondaires dont on peine à comprendre les motivations. Il faut souvent relire plusieurs fois d’anciens passages pour avoir une idée plus ou moins claire des forces en présence. Et comme l’intrigue va vite, l’action omniprésente, on se perd souvent entre ces protagonistes qui ont tous un rôle crucial. L’ambition narrative de l’auteur(e) explique d’autre part cette confusion, cet épuisement de la narration. Elle a en effet beaucoup à dire. Une troisième intrigue (digne des meilleurs romans ésotériques) s’invite d’ailleurs à celles existantes, encore plus explosive, méritant d’importants développements. Or chaque volume peine à clarifier les enjeux, clore certains arcs, voire apporter des révélations satisfaisantes.
Versailles of the dead : une furieuse envie de continuer
Ce n’est pas pourtant pas le moindre des paradoxes que de constater l’immense capital sympathie que conserve cette série au bout de quatre tomes. Malgré les importantes réserves liées à la narration, il reste évident que l’envie de connaître la fin demeure intacte. Comment expliquer cette contradiction ? La première explication découle du sens du suspense de l’auteur(e). Chaque fin de manga nous frustre énormément en nous laissant à la fois sur notre faim et à la fois en nous suggérant une révélation à venir. Le lecteur demeure persuadé que la managaka a parfaitement calculé son coup que la fin justifiera toutes les ombres scénaristiques.
La seconde raison tient aux personnages. Que ce soit la fausse Marie-Antoinette, le roi, les gardes du corps, nous sommes très attachés à leur destin. Tout est déroutant, assumé. L’évolution de la fausse reine nous place devant une incertitude : est-elle une victime, un bourreau, une marionnette ? A la fin de l’avant dernier tome, rien n’est joué, tout demeure flou. En résulte l’envie de voir comment l’auteure réussira à clore tous les arcs narratifs dans le cinquième et très attendu ultime volume.
Le manga Versailles of the dead demeure une oeuvre atypique, visuellement superbe, s’appuyant sur un concept assez loufoque et assumé. Les réserves scénaristiques existent sans toutefois gâcher totalement le plaisir de lecture. La découverte du dernier volume permettra de juger complètement cette série.