Critique « UN DÉMOCRATE » : L’enfer est-il pavé de bonnes intentions ?

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Un Démocrate narre, à la manière d’un biopic, le parcours de vie et professionnel d’Edward Bernays, propagandiste américain ayant fortement marqué l’histoire de la communication et de la publicité. En 1990, il était considéré par le magazine Life comme l’un des cent américains les plus influents du 20ème siècle.

Bernays fut l’un des premiers à théoriser la propagande de masse. Ses échanges avec Freud (dont il était le neveu) lui ont permis de rapidement maîtriser les comportements humains et ainsi développer des protocoles pour orienter l’opinion publique au gré des demandes de ses clients. En 1924, il fut chargé de dynamiser l’image du président Calvin Coolidge en vue de sa réélection. Plus tard, il associa la cigarette à l’émancipation féminine (les torches de la liberté) afin d’étendre la part de marché de l’entreprise Lucky Strike. Il participa également au renversement du gouvernement guatémaltèque (1954), au profit de la multinationale United Fruit Company qui craignait d’être expulsée par les autorités. Dans son livre Propaganda (1928), il écrivait que « la manipulation consciente, intelligente des opinions et des habitudes des masses joue un rôle important dans une société démocratique [et que] ceux qui manipulent ce mécanisme forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays. »

Son histoire est mise en scène par la compagnie Idiomécanic Théâtre, qui prône « un théâtre d’engagement, public et populaire » dont le rôle serait d’expliquer et aider à la prise de conscience, en interrogeant l’ordre établi et les normes. Julie Timmerman (diplômée de l’ERAC et enseignante au Cours Florent) en est auteure, metteuse en scène et comédienne. Elle est accompagnée sur scène par Anne Cressent, Mathieu Desfemmes et Guillaume Fafiotte.

DSC08081 Critique « UN DÉMOCRATE » : L'enfer est-il pavé de bonnes intentions ?

Le spectacle prend la forme d’un récit épique (par opposition à un théâtre dramatique, structuré en fiction) où les comédiens changent de rôles – prenant l’un après l’autre la place d’« Eddy » – et s’adressent aux spectateurs. Le mur de fond de scène, comme un tableau d’école, confère à la création un aspect didactique : c’est là que sont exposées les différentes étapes de sa vie. L’ambiance globale est donnée par la musique et les lumières (proches du cabaret) mais aussi par le ton léger du texte. Il ne s’agit pas de faire le procès de Bernays, mais d’en dresser un portrait dynamique et réaliste : celui d’un homme accompli, qui ne regrette rien. Libre à chaque spectateur d’en tirer ses conclusions.

L’antithèse semble pourtant évidente : comment peut-on se prétendre démocrate et manipuler les foules ? Dans une démocratie, puisque c’est le peuple qui est au pouvoir (demos kratos = pouvoir au peuple), il n’y a pas de raison qu’il existe par ailleurs une entité supérieure pour manipuler les opinions. Le travail que mène Eddy est anti-démocratique en ce sens qu’il prive la population des outils nécessaires à son émancipation et « transforme les classes en masses » (Hannah Arendt, Le système totalitaire). Il n’y a rien d’étonnant dans le fait que Goebbels s’en soit servi pour construire la propagande nazie. L’erreur historique fréquemment commise, c’est de penser la politique hitlérienne comme une politique de la rupture. C’est faux : Hitler construit son idéologie à partir des politiques existantes en Europe et dans le monde dans les années 30. Il n’y a pas d’un côté une propagande totalitaire et de l’autre une propagande démocratique : la propagande est toujours l’instrumentalisation du peuple au profit d’élites. Dans le système capitaliste, elle sert à transformer les citoyens en consommateurs et à leur faire croire que servir les intérêts des élites, c’est servir les intérêts de toute la population (exemple : faire fumer les femmes – profitable à Lucky Strike – alors que le tabagisme provoque le cancer – néfaste pour la population). Le comportement des populations étant normé par une forme de conformisme social qui les fait « agir comme tout le monde » (expérience de Solomon Asch), la propagande finit par engendrer une pensée unique et raréfier les idées anti-conformistes. Résultat : les masses consomment ce que le pouvoir leur donne (biens, idoles, télévision, divertissements) sans posséder les outils pour remettre en question le système qu’elles subissent (les informations étant cachées ou modifiées). Si certaines réalités comme l’écologie ou la maltraitance animale ont toutefois réussi à s’imposer dans l’opinion publique, elles ont rapidement été récupérées par les élites qui voulaient conserver leur monopole (exemple : green washing des entreprises). La politique de Bernays est aujourd’hui plus présente que jamais, à n’en juger que par le schéma des médias français présent dans le spectacle, qui nous rappelle à quel point notre information est filtrée selon les intérêts de chacun. 

L’objectif de Julie Timmerman est certainement atteint puisqu’elle a réussi à créer un spectacle accessible : même si l’on ignore qui est Edward Bernays, nous pouvons tout à fait apprécier et comprendre la création. L’ensemble est de qualité mais une ombre subsiste au tableau : la fin optimiste qui nous laisse imaginer qu’un autre avenir est possible. Mais quel avenir envisager face à une propagande mondialisée ? Comment une population privée d’outils et contrainte à la consommation pourrait-elle se révolter ?

À découvrir d’urgence au Théâtre de la Reine Blanche jusqu’au 23 juin et en tournée dans toute la France à la saison 2018-2019.