Critique « Miss Sloane » de John Madden : Plongée asphyxiante dans l’univers mystique et féroce du lobbying

0
606

Quel pourrait être le point commun entre le très décrié Shakespeare in love, le touristique et mièvre Indian Palace et ce film plein d’immoralité (ou plutôt d’amoralité) qu’est « Miss Sloane » ? Son réalisateur John Madden qui n’a pas laissé les souvenirs les plus impérissables dans la mémoire du spectateur. La jouissance n’en est alors que plus grande lorsque la réussite est là : hybride et inclassable, »Miss Sloane » se présente comme un film brûlant dressant en creux le portrait d’une Amérique cynique et accro aux médocs, à travers celui de son (anti)héroïne, incarnée par une insolente Jessica Chastain qui nous hypnotise par son son charisme et son outrance.

Un anti-héroïne aussi nébuleuse qu’hermétique

featured_miss-sloane-jessica-chastain

Ainsi, dans ce thriller politique, Jessica Chastain campe le rôle d’une redoutable lobbyiste qui va quitter un poste prestigieux pour rejoindre un petit cabinet qui tente à tout prix de faire adopter une loi très controversée visant durcir  la réglementation concernant la vente d’armes. Face aux fervents défenseurs du deuxième amendement et à ses anciens collègues, elle va devoir redoubler de manigances pour pouvoir réussir un défi qui s’annonce comme le plus grand de sa carrière. C’est ainsi que le réalisateur pose une toile de fond ultra politique sur un sujet bouillonnant (qui lui aura valu les foudres du non moins influent lobby pro-arme qu’est la NRA). Mais que l’on ne s’y trompe pas, la caméra demeure à proximité d’un seul et unique personnage : Elizabeth Sloane qui polarise toute l’attention sur elle. Fascinante et hypnotique, le spectateur ne cesse d’être subjugué par la complexité de sa personnalité et par l’énigme qu’elle représente du début jusqu’à la fin. Impitoyable et profondément solitaire, elle se retrouve ainsi souvent seule dans le cadre. De plus, à travers ce drame humain, ce personnage pose une interrogation métaphysique qu’est celle de la norme. Sur quels critères la société se base-t-elle pour déclarer un individu comme étant « normal » ? La normalité est-elle un critère nécessaire pour valider ou invalider un individu ? Pour ces lobbyistes marginaux qui assument complètement de se mettre à l’écart du monde, car ayant conscience de le surplomber, « la normalité est surfaite » et on ne saurait les contredire sur ce point. Le film interroge aussi la place de la femme dans la société. Vue comme une audience imbécile et ultra sensible, la femme est considérée avec un mépris grotesque. « Branchez les femmes sur les flingues » enjoindra avec un profond cynisme l’un des clients de Miss Sloane. Ainsi, nombreuses sont les scènes où elle se trouve parmi des hommes, au milieu desquels elle affirmera férocement une forme de virilité assurée et qui ne décroît jamais, pas même face à un supérieur hiérarchique, ce qui se traduit souvent par un succession de champs et de contre-champs qui rappelle que malgré son assurance, elle se trouve bel et bien dans arène impitoyable où elle a réussi à complètement faire oublier son sexe . D’une désobligeance et d’une brutalité qui n’a rien à leur envier, elle remporte quasiment tous ses bras de fer face à cette gente masculine qui finit par se plier mais non moins sans haine. Le champs lexical utilisé est proche de celui de la destruction et de la guerre : on va jusqu’à parler annihilation et de lancer une « Inquisition« , tombant ainsi dans une effrayante rhétorique totalitaire. Complètement hybride, le film est aussi difficile à catégoriser que sa propre héroïne. Il se présente à la fois comme un drame humain, un thriller politique et touche parfois au genre du mélodrame lorsque l’on s’attarde les conséquences de la politique du contrôle des armes à feu. 

Un milieu vampirisant et lunaire

m_006_df-01971rv5

Seulement, le milieu du lobbying est plus harassant que revigorant. Il dévitalise chaque individu qui tend à vouloir y exceller. C’est ainsi qu’Elizabeth n’arrive plus à dormir et se trouve être complètement accro aux médocs. Asociale, elle ne vit que par et pour son travail. Jusqu’où bout, le spectateur s’interroge sur ses intentions. Le fait-elle par des convictions réelles et profondément enfouies ou bien est-ce par simple boulimie de réussite ? De relever un défi qui était considéré comme perdu d’avance ? Rien n’est moins sûr car les pensées de son personnage sont complètement verrouillées, tout comme ceux de la majorité des personnages baignant dans ce milieu. C’est là l’autre réussite du film : celle de ne pas tomber dans un moralisme grossier et de ne pas donner toutes les clefs de l’énigme. Lunaires, ces individus semblent graviter à une autre échelle. Cela passe par un langage composite et déroutant  dans lequel des répliques crues comme « C’est la merde » qui téléscope un langage plus technicien. Moins immoral qu’amoral, ils apparaissent comme uniquement guidés par une volonté de gagner. Elizabeth l’avouera elle-même

Porté par un casting irréprochable, Miss Sloane s’affiche comme une réussite exemplaire et nécessaire par son sujet. John Madden réussit à extirper de l’ombre, ce milieu « invisible » qui tire pourtant les ficelles du monde. Ne tombant pas dans le piège d’une philosophie moraliste excessive, il dresse un constat effrayant d’une Amérique fiévreuse et complètement gagnée par le cynisme. Seul point noir au tableau : l‘ultra classicisme de la mise en scène qui aurait gagner à épouser la personnalité hors-norme de son héroïne.