Voilà déjà quelques jours qu’est paru le septième tome de Kasane (revoir avis tome 1). Le second acte, haletant, s’y achève en fanfare tandis que Nogiku et Kasane se retrouvent face à face dans un tandem familial meurtrier. Les haines passées investissent un présent incertain où les identités se manipulent et se monnaient afin de satisfaire les égos blessées, de colmater les plaies encore ouvertes, les laideurs jamais tout à faits enfouies. Analyse.
Kasane
La•voleuse•de•visage
Auteur : Matsuura Daruma
Type : Seinen
Genres : Drame – Suspens – Fantastique
Éditeur français : Ki-oon
Éditeur japonais : Kôdansha
Nombre de volumes VO : 10
Nombre de volumes VF : 7
Statut : en cours
Date de parution japonaise :
Date de parution française : 28/01/2016
Prix public : 7.65 €
Synopsis du manga Kasane
Fille de Sukeyo Fuchi, sublime actrice morte dans des circonstances étranges, Kasane est aussi laide que sa mère était belle. Son apparence repoussante la condamne au rejet, aux moqueries et aux brimades. Elle est vouée à la fuite et aux plaintes. Toutefois, la jeune fille a hérité de sa mère un étrange rouge à lèvres qui lui permet de s’approprier l’apparence d’autrui par un baiser sensuel et voleur. Désormais, Kasane joue et danse avec les identités qu’elle s’approprie afin de conquérir la lumière et l’admiration. Mais ce double-jeu identitaire s’avère tout aussi dangereux que fascinant
Le combat pour l’identité
Si les deux premiers tomes de Kasane narraient la prime jeunesse de cette dernière, le second arc est centré autour de sa fulgurante ascension en tant que Nina Tanzawa. Son identité profonde s’abolit devant le masque de l’actrice et finit par s’y confondre tout à fait. Au moyen d’un dangereux pacte avec la véritable Nina, la voleuse de visage assouvi son désir le plus puissant : Transcender sa condition misérable. Mais Kasane n’est pas Nina, de même que Nina ne saurait être Kasane. Cette tautologie aux allures de boutade résume pourtant toute la problématique de sa situation. Toute identité est singulière et n’admet pas la cohabitation parce qu’elle est une définition de l’être qui tend à s’individualiser, c’est à dire à être une unité particulière. Partager son identité revient à se fragmenter, à se dissoudre, à se nier; Ce jeu de dupe qui consiste à se mentir à soi-même, et à fortiori à autrui, ne fonctionne que dans une course en-avant où deux êtres s’affrontent implicitement jusqu’à ce que la vérité éclate au grand jour ou que l’un des deux protagonistes cède sa place à l’autre. Point d’alternative : le chassé-croisé qui s’opère entre Kasane et la véritable Nina Tanzawa correspond à un ballet funambulesque où il s’agit de maintenir à la perfection une illusion tiraillée par deux aspirations contraires. Cette véritable danse des identités est en réalité une valse du pouvoir où deux jeunes femmes s’affrontent yeux dans les yeux en attendant le premier faux pas : celle qui chancellera la première perdra son identité, irrémédiablement vampirisée par son adversaire.
L’affrontement est cependant plus vaste. Kasane n’illustre pas seulement un huis-clos identitaire mais une véritable conquête sociale. Devenir quelqu’un d’autre c’est nécessairement se nier soi-même, c’est aussi renaître au yeux du monde. La substitution des identités n’a pas pour corollaire la disparition pure et simple qui serait plutôt à chercher dans la tentation du suicide; Il ne s’agit pas de mettre fin à son existence, d’effacer toute trace de sa vie, de rejeter toute évocation de son passage. Non, il s’agit d’exister autrement. Kasane n’est pas suicidaire : elle est une voleuse. Ce qu’elle chaparde ce sont les visages, ce qu’elle vole ce sont les apparences, ce qu’elle truande ce sont les corps. Cette reconnaissance dont elle n’a pu bénéficier, elle s’en arroge le droit et l’obtient par un tour de passe-passe fascinant inspirée des anciennes fables nippones. Une double lutte fait rage en Kasane : une première, abominable et désespérée afin de s’extraire et de cette laideur si insupportable, et une seconde qui tend à la reconnaissance sociale par la conquête d’une identité glorieuse. La substitution agit comme un miroir déformant, lequel doit renvoyer l’image d’une réussite si chèrement acquise.
Les chemins de la gloire
C’est que Kasane veut côtoyer les hauteurs. Substituer son identité à une autre ne suffit pas. Kasane a connu l’ostracisme social, les gouffres des solitudes, les abîmes d’ennui où le monde entier semble hostile à votre existence. S’il faut renaître, que ce soit dans la lumière et la gloire ! L’anonymat ne saurait suffire à combler la douleur lancinante du rejet qui s’est ancrée en elle, qui est devenue son amie, sa confidente, sa consolatrice. Si la volonté de Kasane est si tenace, c’est qu’elle est remplie d’amertume, d’âcreté, de plaintes. Il y a, dans cette âme condamnée qui n’existe que par autrui, un vif désir de revanche que rien ne peut assouvir. En contrepoint de sa laideur, la voleuse de visage construit grâce à son étrange pouvoir une identité compensatrice qui agit comme un contrepoids. Nina Tanzawa représente l’incarnation des fantasmes de puissance de Kasane qui vient panser ses blessures d’enfant solitaire et rejeté. C’est pourquoi ce double est soumis à un impératif de réussite d’une extrême rigidité. L’échec est tant intériorisé par Kasane qu’il agit comme un repoussoir et n’est plus toléré. Il s’agit d’échapper au sentiment d’exclusion quoiqu’il en coûte. L’acceptation de son identité est vécu comme impossible, douloureusement inacceptable.
Le second arc est aussi le récit d’une ascension. Et d’une chute. D’une ascension car la réussite de Kasane en tant que Nina Tanzawa est patente. Éblouissante, elle séduit les hommes comme elle séduit au théâtre. Brusquement mise en lumière par les divers rôles qu’elle incarne en tant qu’actrice, son existence attire désormais tous les regards. Elle brille, elle flambe, elle s’embrase; son avenir s’éclaire brusquement. Qui veut la connaître, la rencontrer, lui souffler un mot à l’oreille, lui jeter un regard, la caresser à peine d’un coup d’œil impérissable. Sa notoriété se répand comme une traînée de poudre. ‘C’est la réincarnation de Sukeyo Fuchi’ s’exclame-t-on. Elle fait les gros titres des journaux. On parle d’elle, on la regarde, la rumeur enfle autour d’elle et de sa mystérieuse aura. Kasane n’est désormais plus dans l’ombre. Mais il y a un prix : il faut mentir, se travestir aux yeux du monde et aux siens. L’équilibre est fragile et menace fréquemment de se rompre. L’ascension fulgurante de Nina Tanzawa n’était que le prélude de sa brutale déchéance; Elle reposait sur la fragile collaboration de la véritable Nina en quête de reconnaissance et de gloire qui lui prêtait la beauté qu’elle ne possédait pas en échange de l’inestimable talent de Kasane. Mais Nina a trébuché la première. Son identité s’est confondue avec celle de Kasane qui s’en est emparée sans merci. Néanmoins, si on peut y voir l’achèvement d’une dialectique identitaire, celle-ci correspond aux premiers pas de Kasane sur le chemin de sa perte. L’absorption définitive de l’identité de Nina, pour être le pinacle de sa courte carrière n’en est pas moins un zénith déclinant. Kasane est désormais incapable de supporter sa véritable identité. La vie par procuration est l’unique alternative à l’insupportabilité de sa condition. La prise de pouvoir sur Nina de la voleuse de visage détermine dés lors une relation coercitive de dépendance dans laquelle l’image d’autrui devient une véritable nécessité et qui s’illustre par un emprisonnement intérieur.
L’identité prise au piège
Kasane est prisonnière, on l’a vu. Captive d’une altérité qu’elle recherche désespérément comme contrepartie à la sienne, elle fuit sa propre existence au moyen d’une substitution d’identité. Or, s’il est possible de tromper autrui, il est impossible de mystifier le temps. Imperturbable, il finit toujours par vaincre et par accomplir son ouvrage. Infatigable ouvrier des gloires et des déclins, il travaille sans relâche et sans peine à la marche du monde. Nogiku incarne la figure du passé qui réinvestit inexorablement le présent, d’un temps qui revient sur lui-même afin de dénouer le fil complexe des ses propres intrigues. Demi-sœur de Kasane, elle représente cet autre si différent qu’on admire ou qu’on hait. Nogiku est aussi belle que Kasane est laide; et pourtant un fil rouge les relie étroitement. Toutes deux sont marquées au fer rouge par la destinée de Sukeyo Fuchi, leur mère, ainsi que par le mystère de sa mort. Toutes deux supportent le poids terrible d’une vie qu’elles n’ont pas connues et qui pèse sur elles comme une malédiction. Toutes deux cherchent, à leur manière, à répondre à la question essentielle d’une identité qui leur échappe et qui leur file entre les doigts. Kasane et Nogiku, désormais réunies par le destin, dansent sur le même fil d’un sort dont elles cherchent désespérément l’issue.
En bref…
Sous la figure de Nogiku, le passé de Kasane réinvestit une vie dont elle voudrait maîtriser l’image mais qui lui échappe irrémédiablement. Sa course effrénée vers une identité heureuse s’accélère et l’entraîne dans un tourbillon de mensonges, où les visages sont faux et se confondent les uns aux autres. Sa quête tient du combat, de la bataille. La tromperie est la sœur de la réussite. Pourtant, piégée par l’identité dont elle est l’instigatrice, Kasane échoue à conquérir la célébrité et la liberté qu’elle désirait. Le face à face entre sa véritable identité et celle de sa sœur vient clore définitivement ce second acte. Une clôture à retrouver dans le tome 7 de Kasane, aux éditions Ki-oon.